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Ce blog a pour objectif de vous faire partager les découvertes, les coups de cœur et les astuces de deux paléographes professionnels passionnés par leur métier.
Une rixe au jeu de paume (1557)
Du XVIe au milieu du XVIIe siècle suivant, le jeu de paume est un sport qui a provoqué un véritable engouement social. Ancêtre de notre tennis, il se jouait avec une raquette tendue de cordes (qui avait progressivement remplacé un battoir de bois) et une balle de cuir garnie d’une bourre de laine, l’esteuf. En ville, la courte paume se jouait dans des salles complètement fermées, d’environ 10 sur 25 mètres, aux murs peints en noir pour faire ressortir l’esteuf, blanchi à la farine.
La consultation d’archives
notariales urbaines du XVIe siècle, comme celles de Paris, révèle une activité
des maîtres esteufiers et des maîtres paumiers-raquettiers particulièrement
intense : les ventes et les baux de salles de jeu de paume y côtoient les
contrats d’association et les contrats d’apprentissage, l'ensemble constituant
une documentation presque aussi volumineuse que celles concernant les activités
de première nécessité, telles que la boulangerie ou la maçonnerie…
Les jeux de paume, lieux de plaisir,
accueillaient également en leurs murs des jeux d’argent plus ou moins licites.
Le terme de tripot, qui qualifiait à l’origine ces salles de sport, a ainsi
progressivement dérivé vers le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Outre
les archives notariales, les jeux de paume ont également beaucoup nourri les
archives judiciaires, de par les rixes et voies de fait qui s’y produisaient
inévitablement.
En voici un exemple en 1557 : deux Parisiens se querellent au jeu de paume du Cheval blanc, situé place Maubert, ce qui a pour effet que l’un d’eux est atteint à « la mamelle du costé senestre » d’un coup de dague. Le Châtelet de Paris est aussitôt saisi, un commissaire est nommé pour mener l’information, et l’agresseur est jeté en prison. Finalement, pour mettre un terme à une procédure criminelle risquant de s’éterniser et éviter d’importants frais de justice aux deux parties, celles-ci décident de transiger devant deux notaires parisiens : moyennant le paiement à l’agressé de la coquette somme de 60 écus d’or soleil, l’agresseur sera élargi (c’est-à-dire libéré) de prison, et les information et procès criminel seront considérés « nulz comme chose non faicte ne advenue ». Cette façon de mettre un terme à une procédure judiciaire par une transaction notariée était très fréquente sous l’Ancien Régime.
demourant à Paris, place Maubert, confesse avoir quicté et quicte par ces
presentes du tous dès mainctenant à tousjours sans rappel, maistre Philippes
GENTIL, à present prisonnier ès prisons episcopalles de l'evesché de
Paris, absent, ses biens, ses hoirs etc. tant de tous et chascuns
les interest civil, despens, dommages et interestz qu'il a euz et souffertz
et pourroit cy après avoir et souffrir, pour raison d'un coup de
dague que ledict DU GOGUIER disoit et maintenoit luy avoir esté baillé
depuis certain temps en ça à la mamelle du costé senestre, eulx estans
jouans à la paulme ou jeu de paulme du Cheval blanc, dicte place
Maubert. Et pour raison de quoy ledict DU GOGUIER auroit faict
informer par le commissaire MARTIN et, sur icelle information, obtenu
prinse de corps, et en ce faisant constitué prisonnier ès prisons
du Chastellet de Paris. Desquelles ledict GENTIL, suivant son
requisitoire, auroit esté renvoié prisonnier esdictes prisons dudict
evesché de Paris, où il est comme dict est de present. Laquelle
information partant et procès criminel et autres contre ledict GENTIL faictz
sont et demourent nulz comme chose non faicte ne advenue,
que de toutes autres choses generallement quelzconques
dont ledict DU GOGUIER luy eust peu faire demande, action et poursuitte
de tout le temps passé jusques à huy, dacte de ces presentes.
Ceste quictance generalle ainsi faicte tant moyennant
la somme de soixante escuz d'or soleil que pour ce ledict
DU GOGUIER en confesse avoir eue et receue dudict GENTIL,
dont etc. quictant etc., que aussi que ledict DU GOGUYER
sera et demourera quicte envers ledict GENTIL de toutes
choses quelzconques jusques à cedict jour. Et en ce faisant,
ledict DU GOGUIER consent et accorde par ces presentes, en
tant que à luy est, ledict GENTIL estre mis hors desdictes
prisons à pur et à plain. Et demeurent tous procès qu'ilz avoient
entre eulx pour raison de ce nulz et assopiz, sans aucuns
autres despens, dommages ne interestz, et à la charge que
chacun d'eulx paiera son procureur et conseil. Promectant etc. Obligeant etc. Renonceant etc. Faict et
passé l'an mil VC cinquante sept, le mardi neufiesme jour de
novembre. »
Ainsi signé : K. FARDEAU, notaire, avec paraphe / T. PERIER, notaire, avec paraphe.
Arch. nat., Minutier central, XI-37,
9 novembre 1557.
Illustration : Bibliothèque municipale de Rouen,
Leber 6116-2-167.
Bibliothèque nationale de France, Allemand 211
Le recours à l’adoption – phénomène peu reconnu par les juristes de l’époque – existait pourtant bel et bien sous l’Ancien Régime. Il était favorisé par divers facteurs : la volonté de la part de certains nobles sans enfants de poursuivre leur lignage ; un nombre important d’abandons d’enfants ; une mortalité infantile qui privait parfois des couples de tous leurs enfants, et donc d’héritiers susceptibles de les soutenir dans leur vieillesse ; une mortalité de parents encore jeunes qui laissaient derrière eux des orphelins ; un grand nombre de « familles recomposées » à la suite de remariages de veufs et veuves, qui produisaient des fratries disparates et des laissés pour compte.
Les formes que pouvait revêtir l’adoption étaient alors diverses. Jean-Pierre Gutton[1] en a dressé la liste suivante :
· adoptions par les hôpitaux : les recteurs de l’hôpital deviennent les pères adoptifs d’orphelins légitimes ;
· adoptions par des particuliers (souvent la nourrice et son mari) d’enfants abandonnés des hôpitaux ;
· affiliations réglées par actes notariés (contrats de mariage, testaments etc.) : un homme âgé s’attache un adulte plus jeune qui pourra exploiter ses terres, lui donner des héritiers, relever son nom ;
· donations d’enfants entre particuliers, réglées par un acte notarié spécifique.
C’est de cette dernière catégorie d’adoption, la donation d’enfant, qu’il sera question ici.
Nous sommes dans la région de Neufchâtel-en-Bray, en Normandie, au milieu du XVIe siècle (1545). Un hobereau[2] vivant au hameau de Pierrepont, près de Grandcourt, Raoul de Bergny, avait eu une douzaine d’années plus tôt, vers 1533 – d’une femme dont le nom ne nous est pas connu – une bâtarde prénommée Cardine. Afin de subvenir aux besoins de cette enfant illégitime, il l’avait placée chez un couple nourricier du village proche de Lucy, Jean Lefèvre et Guillemette Léger.
L’enfant, qui avait ainsi déjà vécu 10 à 12 ans à Lucy en 1545, avait sans doute tissé des liens privilégiés avec le couple nourricier. Quoi qu’il en soit, le sieur de Bergny et le couple Lefèvre décident en commun, en cette même année, de procéder à une « donation d’enfant » : Raoul de Bergny donne sa fille bâtarde Cardine à Jean Lefèvre et à sa femme Guillemette Léger, qui la prennent « à leur fille adoptive » et s’engagent à l’entretenir à leurs frais et à lui fournir un pécule lorsqu’elle s’établira par mariage[3].
Cette solution n’offre que des avantages pour toutes les parties. Le sieur de Bergny se trouve ainsi « lavé de sa faute », et n’a plus l’obligation de subvenir à l’entretien de sa fille bâtarde. Cette dernière continue à être logée, nourrie et vêtue à Lucy, recouvre la faculté de succéder à ses nouveaux parents[4], et se voit pourvue d’une petite maison et dépendances dont elle aura la jouissance lorsqu’elle se mariera. Enfin, le couple Léger peut espérer d’être soutenu par sa fille adoptive et son gendre lorsque le temps de la vieillesse sera arrivé.
On peut enfin supposer, outre toutes ces considérations matérielles, que cette adoption officialise les liens familiaux qui s’étaient créés au fil des ans entre les parents nourriciers et la petite Cardine.
Transcription
« Du
[en blanc][5]
d'apvril aprez Pasques mil
VC XLV, devant ledict notaire[6].
« Fut
present noble homme Raoul de Bergny,
escuier, demourant
à
Pierrepont prez Grancourt[7], lequel confessa
avoir
donné par adoption et par ces presentes donne
à
Jehan Le Fevre et Guillemete [en
interligne : Leger], sa femme,
demourans
en la paroisse de Lucy[8], ou lieu nommé les
Lignerieulx,
presens, et lesquelz confesserent
avoir
prins et recongnu Cardyne, fille [biffé : dudict] [en
interligne : bastarde]
dudict
de Bergny, à leur fille adoptive.
Laquelle ilz
ont
promis tenir avec eulx, icelle [biffé : te] entretenir
bien
et honnestement et chausser et vestir, nourrir,
coucher
et lever, et la pourvoir par mariage
où
bon leur semblera, et luy donneront
de
leurs biens ou heritages, scelon le lieu
où
ilz la pourront pourveoir, en luy fournissant
aussi
de ses habillemens, atroussellemens[9]
et
aultrez choses qu'il convient bailler à fille
qui
se [biffé : veult] marie. Ou en lieu de tout
ce
que dessus, si fournir n'y peuvent, ilz luy ont
promis
donner et luy donnent dès à present, [biffé : une] tant
en
faveur de son mariage et affin qu'elle puisse
y
parvenir [biffé : aussi], que pour remuneration des
agreables
services que ladicte fille leur a faictz puys
dix
ou douze ans en ça, c'est assavoir une maison,
masure,
jardin et heritage, le tout contenant une acre[10]
ou
environ, assis en ladicte paroisse de Lucy, tenue de la sieurie[11]
du
lieu, bournée d'un costé audict Le Fevre,
d'aultre costé Jehan Danne,
d'un
boult la forest du Roy, et d'aultre boult audict Le Fevre,
[biffé
: laquelle] lequel heritage icellui Le
Fevre a dict avoir
puis
nagueres acquis de [biffé : Noel Cardon]
[en interligne : Thomas Le Doulx],
jouxte[12] les lectres
qu'il
en dict avoir et porter et desquelles ilz promistrent[13]
saisir
ladicte fille, sondict mariage advenant, pour
d'icelluy
heritage jouyr par elle et ses hoirs comme
de
son propre et vray heritage, en payant les rentes
qui
deubz en sont à ceulx qu'il appartiendra et aux
termes
accoustumez, avec les droictz etc., aquerir
la
jouissance d'icelluy heritage du jour de ses espouzailles.
Dont
et desquelles choses lesdictes parties et chacune d'icelles
se
sont tenus à contens [biffé : Prometans] [en interligne :
Et à tout ce que dessus] tenir etc.
ilz obligerent chacuns biens etc. jurerent etc.
presens etc. »
[1]
Jean-Pierre Gutton, Histoire de
l’adoption en France, Paris (Publisud), 1993. – Article
« Adoption » in Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris (PUF),
1996, p. 34-36.
[2] Hobereau :
gentilhomme de petite noblesse vivant sur ses terres.
[3] AD76, 2
E 14/1189, 11 ou 12 avril 1545 après Pâques.
[4] Les
enfants illégitimes ne pouvaient succéder à leurs parents naturels.
[5] Le 11 ou
le 12 avril 1545, d’après les actes immédiatement antérieur et postérieur.
[6] Me
Nicolas Hocquelon, notaire royal à
Neufchâtel-en-Bray.
[7]
Pierrepont (76660 Grandcourt).
[8] Lucy
(76270).
[9] Atroussellement :
trousseau.
[10] Acre :
ancienne mesure de superficie.
[11] Sieurie :
seigneurie.
[12] Jouxte :
conformément à, selon, suivant.
[13] Ils
promistrent : ils promirent.
Ce texte intervient immédiatement à la suite de l'évocation du grand incendie de Troyes de 1524, dont j'ai parlé il y a peu. Par conséquent, je ne m'étends pas davantage sur le déroulé des évènements, afin de me concentrer sur l'établissement de cette analyse de Nicolas Pithou (1524-1598), au ton très critique. Deux points doivent retenir notre attention d'entrée de jeu : l'auteur est protestant, ce qui a un impact sur sa lecture des faits ; de plus, il rédige ce manuscrit dans le dernier quart du XVIe siècle. Il a donc un certain recul, mais il n'est pas témoin direct. Son objectif est alors de proposer une Histoire religieuse de sa ville natale, dans laquelle il critique ses sources et cherche à expliquer.
Nous avons donc affaire à un travail de réécriture des évènements a posteriori, sous la plume d'un juriste, avocat au siège présidial et, un temps, au Parlement. Comme il l'explique, son étude historique repose sur des interrogatoires de témoins et la consultation de documents originaux. Et pour cause, les évènements qu'il relate se sont déroulés l'année de sa naissance. Issu du premier mariage de son père, jurisconsulte et excellent orateur, il est le frère jumeau de Jean (1524-1602), devenu médecin et dont il reste proche tout au long de sa vie. On sait que cet avocat se convertit au protestantisme en 1559 et qu'il joue un rôle important au sein de l'Église réformée de France, tout en séjournant régulièrement à Genève. En 1565, on lui confie la charge de défendre ses confrères auprès de la Cour. Au lendemain des massacres de la Saint-Barthélémy d'août 1572, il s'exile pour vingt années. Nicolas Pithou vit notamment à Bâle, où sa présence est attestée en 1590 et en 1591 ; il y crée même un scandale puisqu'on l'accuse d'avoir des idées peu conformes à la doctrine calviniste. Finalement, il décède en 1598 lors d'un voyage dans sa ville natale, dans laquelle il n'a cessé de revenir régulièrement.De manière générale et avant d'entrer dans le détail de la critique qu'il formule, ce document oblige à se demander comment l'astrologie est perçue au XVIe siècle ? Les hommes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance baignent dans un monde des signes qu'il faut décrypter et dans des discours eschatologiques, qui traitent de l'imminence de la fin des temps. Cette croyance en une apocalypse proche se traduit également par une vision des destins individuels marqués par la même inexorabilité. Toutefois, selon l'historien Hervé Drévillon, dès cette époque, il convient de distinguer les prophéties, qui sont des discours inspirés (résultant d'un "don"), et l'astrologie, se positionnant comme l'interprète des signes du Ciel (perçue comme un "art").
En ces temps marqués par les tensions religieuses, l'horizon est obscur et l'avenir des hommes fait office d'exutoire avec l'annonce de lendemains calamiteux. Il n'est donc pas rare de rencontrer des prophéties de guerres, de maladies, de famines ou des prédictions de décès des princes. Le XVIe siècle est celui de l'explosion de l'astrologie dans toute la diversité de ses approches. Ces pratiques ne se bornent pas au simple désir de découvrir l'avenir. Il convient d'y voir une expression déterministe, avec une solidarité d'ordre entre les mouvements des astres et les évènements terrestres. À travers une forme de pensée magique, on considère que le monde est animé d'intentions, qu'il faudrait deviner.
C'est dans ce contexte que les prédictions s'impriment de plus en plus dans le royaume de France. À côté des calendriers et des almanachs au public commun, se multiplient l'édition d'ouvrages avec peu de feuillets et aux petits formats. L'art divinatoire qui émerge s'illustre dans des opuscules dont les titres comportent les termes de "prognostications", de "discours", de "prédictions" ou de "prophéties". Le plus souvent, ces documents s'appuient sur des phénomènes astronomiques (comètes, météores, éclipses, etc.), des calculs astrologiques et, plus marginalement encore, sur des "révélations" religieuses.
Illustration de la page de titre de Pantagrueline – Prognostication certaine, veritable et infalible pour l'an mil D XXXIII, François Rabelais (1532-1540)
Par conséquent, lorsque Johann Stœffler (1452-1531) et Jakob Pflaum annoncent dès 1499 une catastrophe pour l'année 1524, se basant sur seize conjonctions planétaires, l'affaire est prise très au sérieux. Selon différents témoignages, cette prophétie d'un "deluge universel" provoque une véritable panique au sein de la population. À Toulouse, par exemple, le prêtre et professeur en droit canon Blaise Auriol (v. 1470-1540) est si épouvanté qu'il aurait construit une arche à l'imitation de Noé pour s'en prémunir. En Champagne, dans la ville de Troyes, on tente de canaliser "l'effroy" à travers la mise en place de processions. Il s'agit de cérémonies religieuses dans lesquelles tous les corps et communautés urbaines se retrouvent, afin de suivre un parcours qui a pour objectif de rétablir un ordre religieux.
Dans ce cas, Nicolas Pithou ne choisit pas sa cible au hasard. Dès les premiers temps de l'introduction de la Réforme, on observe des actes visant à perturber leur bon fonctionnement : allant de l'injure au refus de se découvrir, en passant par la dénonciation de la gestuelle idolâtre. À partir de 1560, les processions font l'objet de critiques de plus en plus acerbes de la part des protestants. Pithou ne fait donc pas exception en critiquant le principe même de ces manifestations de dévotion catholique. Pour un réformé, l'idée de demander au divin "de destourner et rompre du tout l'effect de ces horribles presages", par l'intermédiaire des prières collectives, n'a strictement aucun sens.
- dans un premier temps, il dénonce des prédictions vagues dans le contenu et par définition impossibles à réfuter. Selon le philosophe Karl Popper, la réfutabilité est un critère de démarcation entre théories scientifiques et pseudo-sciences. Nicolas Pithou s'attache donc à relever l'argument astrologique qui veut que le déluge est certain en raison de "la conjonction grande de Saturne, Juppiter, Mars au signe des Poissons" (signe d'eau). Toutefois, l'annonce est indiscutable : si l'année est a minima plus pluvieuse que la moyenne, l'astrologue sera crédité de cette prédiction, mais si l'année est sèche, il est toujours possible de se justifier et de rationaliser a posteriori. C'est exactement ce qui se produit lorsque l'échec criant de la prophétie fait perdre "tout leur credit" aux "maistres astrologues" et qu'il devient urgent d'expliquer pour ne pas perdre la face.
- dans un second temps, l'auteur met en avant le biais d'autocomplaisance. Ici, Nicolas Pithou refuse l'interprétation proposée de la cause de l'erreur. Dans ce cas, on cherche à détourner l'échec des méthodes de l'astrologie (cause interne) pour l'attribuer à des facteurs externes (dédouanant cette croyance). En occurence, les astrologues forment une explication ad hoc, avec pour objectif de juguler la contradiction en mobilisant l'analyse proposée par l'un d'entre eux : Pasquil. Publié en 1540, soit plus d'une quinzaine d'années après les évènements, son ouvrage vient secourir les prédictions en s'appuyant sur des visions nocturnes. Celui-ci permet de trouver une justification avec l'intervention divine qui, par compassion, aurait permis d'éloigner "ces eaux de dessus la terre", afin de "les conduire ailleurs". Ce point est d'autant plus facile à invoquer que la vision serait issue d'un voyageur, venant de Suisse.
Toutefois, qu'il s'agisse des protestants ou des catholiques, si on trouve des critiques, il est toujours possible de rencontrer des concessions à rang égal. Par exemple, si Jean Calvin (1509-1564) formule l'une des condamnations les plus fermes de la divination en 1549, une trentaine d'années plus tard Jean Bodin (v. 1529-1596) considère qu'il s'agit d'une réaction excessive de sa part. Ainsi, l'association presque mécanique que fait Nicolas Pithou entre astrologie et foi catholique peut, sans doute, être jugée comme trop complaisante envers ses coreligionnaires.
En conclusion, la puissante dénonciation de l'auteur est fondée sur des critiques internes et externes des pratiques astrologiques. Il s'en prend avec force aux dérives de ses contemporains. Toutefois, il n'est pas exempt de contradictions propres et n'est pas totalement à charge. Il laisse notamment passer une occasion lorsqu'il évoque le second incendie de Troyes dans la suite directe de cette partie du texte. Pourtant, celui-ci est également destructeur et est survenu 6 ans après celui de 1524, sans être davantage annoncé
par les astrologues.
Vous l'aurez compris, Nicolas Pithou ne se fait pas aussi ironique et distancié sur l'astrologie que les auteurs d'écrits frondeurs du XVIIe siècle. D'ailleurs, ce n'est pas tant les pronostiqueurs et les charlatans qui semblent lui poser un problème fondamental, mais bien l'idolâtrie des Troyens qui prêtent l'oreille. Ainsi, sa critique de cette pseudo-science est avant tout celle d'un protestant, contraint à l'exil et devenu étranger dans sa ville natale.
Baptiste ETIENNE
Relecture Serge BRET-MOREL, d'Astroscept
BnF, Français 17527, Chronique parisienne
University of Pennsylvania (Philadelphia), Kislak Center for Special Collections, Rare Books and Manuscripts, Codex 0930, Chronique versifiée de Metz, XVIe s., f° 96
Hippolyte Aubert (éd.), Correspondance de Théodore de Bèze, vol. VI, Genève : Librairie Droz, 1970, p. 93
Sabine Citron et Marie-Claude Junod (éd.), Registres de la compagnie des pasteurs de Genève, vol. VI, Genève : Librairie Droz, 1980, p. 215-217
Yves-Marie Bercé (dir.), La science à l'époque moderne, Actes du Colloque de 1996, Association des historiens modernistes des universités, n° 21, 1998
Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance – Astrologie, divination et magie dans l'Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris : Éditions de la Sorbonne, 2006
ID. et Nicolas Weill-Parot, « Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui : apports et limites des sciences sociales », dans Être historien du Moyen Âge au XXIe siècle, Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 2007, p. 199-228
Serge Bret-Morel et Élisabeth Feytit, L'astrologie, ça marche !... trop - Itinéraire d'un astrologue déchu, La Route de La Soie, 2020
Denis Crouzet, « Recherches sur les processions blanches (1583-1584) », Histoire, Économie et Société, n° 4, 1982, p. 511-563
Jean Delumeau et Yves Lequin (dir.), Les Malheurs des temps - Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris : Larousse, 1987
Eugène et Emile Haag, La France protestante ou vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l'histoire, vol. VIII, Paris : Joël Cherbuliez, libraire-éditeur, 1858, p. 250-251
Anne-Marie Lecoq, « La grande conjonction de 1524 démythifiée pour Louise de Savoie. Un manuscrit de Jean Thénaud à la Bibliothèque nationale de Vienne », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 43, 1981, p. 37-60
Jacques Michel-Bechet, Le critère de démarcation de Karl. R. Popper et son applicabilité, thèse de philosophie, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2013
Emile Namer, « Science et astrologie au début du XVIIe siècle », Raison présente, n° 24, 1972, p. 73-90
Pierre Nevehans, Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés du XVIe siècle au XVIIIe siècle (Angleterre, France, Pays-Bas/Provinces-Unies et Péninsule italienne), Agrégation d'histoire, Université Jean Moulin, Lyon, 2018 (en ligne)
Maxime Préaud, Les astrologues à la fin du Moyen Âge, FeniXX réédition, JC Lattès, 1984
Gaël Rideau, « La construction d'un ordre en marche : les procession à Orléans (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 137-154
Nicolas Weill-Parot, Les "images astrologiques" au Moyen Âge et à la Renaissance – Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle), Paris : Champion, 2002
« Or, les astrologueurs[ues], et1 faiseurs
d’ephemeres et presages
avoient publié par leurs livres que, en ceste année mil cinq
cent vingt quatre [en laquelle fut la conjonction grande de Saturne, Juppiter, Mars au signe des Poissons]2, il y auroit de grands deluges et innonda-
tions d’eau et telz qu’on n’avoit oncques3 veu. [Bref, avoient predict le deluge universel]4.
Ce qui apporta5
causa [partout]6 un tel effroy,
non seulement à ceux de Troyes, mays
aussy à plusieurs autres7 que tout le monde trembloit de
peur. Et fit on force processions, afin qu’il pleust à Dieu
de destourner et rompre du tout l’effect de ces horribles
presages, mays
en8 finalement il en alla tout au
rebours,et perdirent [de sorte que]9 ces maistres
prognostiqueurs [perdirent]10 tout leur credit.
Pour ce coup, voyre mesme les plus experimentez de ce temps
là en ceste science, car ceste année
fut seiche au possible,
[il fit la (qui) plus grande
voyre autant ou plus que aucune autre precedente
secheresse qu’on veu oncques, ce qui
causa
(advancea) de tant plus]11
la ruine et desolation de ceste pauvres ville. Car le feu
trouvant les matieres des maisons et edifices plus promptes
et disposées à le recevoire, à cause de ceste grande seicheresse
s’en servoit comme d’allumettes. D’autre part, ces maistres
astrologues,
&12 voyantz deceuz en leurs
predications [leurs predications avoir succedé tout à rebours]13, se
trouveront fort empeschez à
en14 rechercher les causes
de l’evenement contraire. Un seul, Pasquil, les en
esclaroit et delivra de ce doubte [par le livre] [au livre de ses visions]15 par ses visions qu’il
publia quelque temps après. Dieu (dict il) ayant allors
pitié et compassion des humains commanda à Neptune
de destourner ces eaux de dessus la terre et les
conduire ailleurs. Voyant qu’il luy estoit impossible
d’espandre16 tout un si grand amas d’eau où il vouloit,
il en envoya une bonne part dedans le purgatoire
qui porta un si grand eschec et dommage
à ce feu
[au feu d’icelluy]17
que, oncques puis, il n’a point vrayement bruslé,
car la plus grand part en fut esteinte, ce que Pasquil
disoit avoir apprins d’un sien hoste, en un voiage qu’il
fit au pais des Souisses. Aussy, à la verité, les protestans
et Suisses et, surtout, ceux de Zurich s’employerent
ceste année fort et roide à ruiner et abolir de tout
ce feu de purgatoire et s'i comporterent et conduirent
si dextrement18 et magnanimement
que de là en advant
il n’eut aucune force ou vigueur en leurs quartiers
et furent par leur moyen plusieurs estrangers delivrez de la
crainte horrible qu’ils avoient conçeue de longue main19 de
ce feu imaginaire et controuvé20.
Et, par mesme moyen, ceux
de Zurich bannirent le 26 jour du moys de juillet oudict an
1524 et chasserent de leurs terres la Religion Pretendue
Catholique et y restablirent la vraye. »
1 L'auteur note d'abord "or, les astrologueurs et faiseurs d'ephemeres" qu'il corrige, ensuite, par "or, les astrologues, faiseurs d'ephemeres et presages".
2 La précision figure en marge du document.
3 Dans le sens de jamais.
4 La mention est en marge du manuscrit.
5 Le terme est rayé, puis corrigé au début de la ligne suivante.
6 L'ajout est en interligne.
7 La phrase est biffée dans le document original.
8 Le mot est rayé dans le manuscrit.
9 Après avoir biffé, l'auteur effectue une correction en interligne.
10 L'ajout est en interligne.
11 Ici, une phrase entière est rayée et corrigée en interligne.
12 L'esperluette est biffée dans le document original.
13 Après avoir rayé, l'auteur corrige en interligne.
14 Le terme est biffé dans le manuscrit.
15 À la suite de plusieurs tentatives de correction, l'auteur ajoute la mention en marge.
16 Dans le sens de verser une certaine étendue, déverser.
17 Après avoir rayé dans le manuscrit, l'auteur reformule en interligne.
18 Pour droitement.
19 Pour depuis longtemps.
20 Verbe synonyme d'imaginer ou d'inventer.
Les archives ne sont pas qu'un ramassis de vieux papiers poussiéreux, comme en témoigne cette copie manuscrite du XVIIIe siècle de l'énigmatique Carte de Tendre, d'auteur inconnu mais issu des papiers des familles
Castelain-Mahieu et actuellement conservée au service Patrimoine de la Médiathèque Jean Lévy à Lille (Ms C5). Inventée probablement par plusieurs personnalités au XVIIe siècle, cette carte est une représentation allégorique de la vie amoureuse, telle qu'elle est perçue par le mouvement des Précieuses. Elle s'accompagne d'un texte – reproduit intégralement dans sa version d'époque – qui varie d'une version à une autre. Celui-ci évoque une vision de la tendresse et des
sentiments, sans forcément d'imprégnation à connotation religieuse et gardant certaines
distances avec la dimension salace... en mettant en avant que la seule passion acceptable est celle des "nobles sentiments que l'homme peut éprouver".
Par l'allégorie, visible dès la première lecture, la carte ordonne et hiérarchise les rapports humains d'un point de vue subjectif. Toutefois, lorsqu'on analyse ce type de document, il faut garder à l'esprit que la pure amitié et l'amour platonique n'étaient pas nécessairement un idéal partagé par toutes les précieuses. En outre, au cours du temps, la carte a été abondamment critiquée pour sa dimension allégorique qui s'éloigne d'une approche classique et sur le fond par les auteurs libertins. Tant et si bien que, pour se protéger des critiques, Madeleine de Scudéry (1607-1701), souvent considérée comme à l'origine de cette représentation, a préféré en réduire la portée puisqu'elle déclara que la Carte de Tendre n'est que le fruit d'une demi-heure d'attention.
De quoi laisser libre cours à notre réflexion sur nos relations sociales actuelles, plus de deux siècles plus
tard... et pour cause, le Siècle des Lumières marque un tournant remarquable dans l'expression des sentiments. Si les décennies précédentes avaient valorisé la figure idéale d'un amour vertueux, le bouillonnement intellectuel du XVIIIe siècle apporte une critique de la figure amoureuse et un enrichissement du concept. Connue comme l'époque où le libertinage est perçu comme un idéal, ce texte – par bien des aspects –
fait preuve d'un certain conservatisme et d'un raidissement des mœurs perceptible à la veille de la Révolution. Voir ressurgir un tel document à ce moment précis est intéressant. Déjà, dans Les Précieuses ridicules (scène IV du premier acte), Molière (1622-1673) cite cette carte par dérision :
« En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout-à-fait incongrus en galanterie ? Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vû la Carte de Tendre, et que Billets Doux, Petits Soins, Billets Galants et Jolis Vers, sont des terres inconnuës pour eux »
Certains auteurs, comme Voltaire (1694-1778), voient essentiellement la satisfaction des besoins dans l'amour, mais l'idée que la personne aimée fasse l'objet d'un choix intime existe en parallèle. À cette époque, l'expression des sentiments offre donc une tableau extrêmement contrasté. De même, les manifestations sensibles de l'amitié s'intensifient et s'extériorisent : tendresse, embrassades, serrements de mains, larmes et effusions. La notion d'amitié interprétée comme utilitariste et imbriquée dans des réseaux telle qu'elle est perçue au XVIIe siècle s'éloigne au profit d'une passion forte et légitime, objet de réflexions philosophiques nouvelles.
Ce sentiment malléable et fluctuant a attiré l'attention des philosophes de l'Antiquité sous le nom de philia, durant l'époque médiévale l'amitié est intégrée à l'amour divin, alors que pour Montaigne (1533-1592) durant la Renaissance le mythe millénaire du couple d'amis ressurgit. Le Siècle des Lumières est celui du sentiment d'amitié, exprimé de manière sensible à travers les salons et les traités.
Description de la carte de Nouvelle Amitié à Tendre, 1783
Pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre, il faut commencer son voyage à Nouvelle Amitié, première ville qui est au bas de la carte, pour aller aux autres, c'est-à-dire qu'on peut avoir de la Tendresse par trois causes différentes :
– ou par une Grande Estime,
– ou par Reconnoissances,
– ou par Inclination.
C'est pourquoi les trois villes de Tendre sont sur trois fleuves différents qui portent trois noms. Ce sont aussi trois routes différentes pour y aller, si bien comme on dit Cumes sur la mer d'Ionce et Cumes sur la mer Thyrienne, elle fait qu'on dit Tendre sur Inclination et Tendre sur Estime et Tendre sur Reconnoissance.
La Tendresse, qui nait par Inclination, n'a le soin de nul village, le long des bords de ce fleuve, qui va si vite qu'on n'a point besoin de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle Amitié à Tendre, mais pour aller à Tendre
sur Estime, il n'en est pas de même car il y a autant de village qu'il y a de petites et grandes choses qu'ils peuvent contribuer à faire naitre par Estime cette Tendresse.
En effet, l'on voit que de Nouvelle Amitié on passe en un lieu qu'on appelle Grand Esprit, parce
que c'est ce qui commence ordinairement l'Estime, ensuite on voit ces agréables villages de Jolis Vers, de Billet Galant et de Billet Doux qui sont les
opérations les plus ordinaires du Grand Esprit dans le commencement d'une Amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès dans cette route vous voÿez Sincérité, Grand Cœur,
Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté qui est tout contre Tendre pour faire connoitre
qu'il ne peut avoir de véritable estime sans Bonté, qu'on ne peut arriver à Tendre de ce côté là, sans
avoir cette précieuse qualité. Après cela, il faut s'il vous plait à Nouvelle Amitié pour voir par quelle route on va de là à Tendre
sur Reconnoissance, il faut aller d'abord de Nouvelle Amitié à Complaisance. Ensuite à ce petit village qui se nomme Soumission et qui en touche un autre fort agréable qui s'appelle Petit Soin. De là, il faut passer par Assiduité pour faire entendre que ce n'est pas assez d'avoir, durant quelque jours, tous ces Petits Soins obligeants qui donnent tant de Reconnoissance,
si on ne les a assiduement.
Ensuite, il faut passer par un autre village qui s'appelle Empressement et ne pas faire comme certaines gens tranquilles et qui ne se battent pas d'un moment, quelque priere qu'on leur fasse et qui sont incapable d'avoir cet empressement qui oblige quelque
fois si fort. Après cela, il faut passer à Grands Services et pour marquer marquer (sic) qu'il y a peu de gens qu'ils en rendent de tels. Ce village est plus petit que les autres. Ensuite, il faut passer à Sensibilité, pour faire connoitre qu'il faut sentir jusqu'aux plus petites douleurs de cœur qu'on aime.
Après, il faut pour arriver à Tendre passer par Tendresse, car l'amitié attire l'amitié. Ensuite, il faut aller à Obéissance n'y ayant presque rien qui engage plus le cœur de ceux à qui on obéit que de le faire aveuglément et pour arriver, enfin, où l'on veut aller, il faut passer à Constante Amitié qui est,
sans doute, le chemin le plus sur pour arriver à Tendre sur Reconnoissance, comme il n'y a pas de chemin où l'on ne se puisse égarer.
Si ceux qui sont à Nouvelle Amitié prenoient un peu plus à droite ou un peu plus a gauche, ils s'égareroient aussi, car si au partir de Grand Esprit on alloit à Négligence que vous voyez sur la carte, qu'ensuite continuant à cet égarement on alloit à Inégalité, de là à la Tiédeur, à Légèreté et à Oublie. Au lieu de se trouver vers Tendre sur Estime, on se trouveroit au Lac d'Indifférence que vous voyez marqué sur la carte et que par ses eaux tranquilles représentent la chose dont il porte le nom en cet endroit.
De l'autre côté, si au partir de Nouvelle Amitié on prenoit un peu trop à gauche et qu'on allat à Indiscretion, à Perfidie, à Orgueil, à Médisance ou à Méchanceté au lieu de se trouver à Tendre sur Reconnoissance, on se trouveroit
à la Mer d'Inimitié, où tous les vaisseaux font naufrage et que par l'agitation de ses vagues convient fort juste avec cette impetueuse passion.
Ainsi, on voit par ces routes différentes, qu'il faut avoir mille bonnes qualités pour acquérir une Amitié Tendre et que ceux qui en ont de mauvaises ne peuvent acquérir que la Haine ou l'Indifférence. Ainsi, pour faire connoitre sur cette carte qu'on ne peut acquérir l'amour ou la Tendresse de cœur des autres, on fait que la Rivière d'Inclination se jette dans une qu'on appelle la Mer Dangereuse parce qu'il est assez dangereux d'aller un peut au delà des dernieres bornes de l'Amitié et, ensuite, au delà de cette Mer, on trouve un pas qu'on appelle Terres Inconnuës, parce qu'en effet nous ne savons pas ce qu'il ÿ a et que nous ne croions pas que personne ait été plus loin qu'Hercule.
De sorte que, de cette
façon, on trouve lieu de faire une agréable morale d'amitié par un simple peu d'esprit. 1783
Cyrille Glorieus
Références :
- Muriel Bassou, Représentations et pratiques de l'amitié : du cercle au jeu, du don à la collaboration, thèse de littérature, Université de Grenoble, 2011 (en ligne)
- Claude Filteau, « Le Pays de Tendre : l'enjeu d'une carte », Littérature, n° 36, 1979, p. 37-60 (en ligne)
- Luisa Messina, « L’amour au Siècle des lumières – Essor et fin des libertins », Revue des sciences sociales, n° 58, 2017, p. 40-45 (en ligne)
- Pièces choisies de Molière – à l'usage des écoles, Édimbourg : R. Fleming, 1744, p. 5
- Sylvie Mouysset, « De mémoire, d'action et d'amour : les relations hommes/femmes dans les écrits du for privé français au XVIIe siècle », Dix-septième siècle,
n° 244, 2009, p. 393-408 (en ligne)
- Marie-Christine Pioffet, « Esquisse d'une poétique de l'allégorie à l'âge classique – La glose de l'abbé d'Aubignac », Études littérairess, vol. 43, n° 2, 2012, p. 109-128 (en ligne)
- Wolfgang Schmale, « Se révolter pour la fidélité : paysans en Saxe électorale (1648-1756) », dans Foi, fidélité, amitié en Europe à la période moderne – Mélanges offerts à Robert Sauzet,
Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 1995, p. 511-518 (en ligne)
- Guillaume Sciaux, « La carte du Tendre », article du site pacha-cartographe.fr, 2014 (en ligne)
- Id., « Jouer, penser, aimer sous l'Ancien Régime (XVIIe-XVIIIe siècle) »,
dans Storia Voce, émission présentée par Christophe Dickès, 2020 (en ligne)
- « Arrêt sur... L'avènement de l'individu »
, BnF
, exposition sur les "Lumières!" (en ligne
)
« Préséance : droit issu d'un privilège, créé par l'usage ou institué par une règle, de prendre place au-dessus de quelqu'un, de le précéder dans une hiérarchie protocolaire »
Le document présenté aujourd'hui est rare : il s'agit d'un plan de la Grand'Chambre du Parlement de Bordeaux. Cette chambre est la principale et la plus prestigieuse de cette cour de justice provinciale. À l'occasion de la tenue du lit de justice – séance solennelle en présence du roi – de Louis XIII le 10 décembre 1615, on dresse ce visuel qui offre la liste précise des officiers présents et indique leur place en fonction des règles de la cérémonie.
BnF, Français 6392, Contrats et cérémonies de mariages de rois et princes (XV
e-XVIIe siècles)
Quel est l'objectif ? Dans une société d'ordres, les conflits de préséances entre les membres d'une institution constituent un point central qui permet aux institutions d'exister et de témoigner de leur rang. Dresser un tel plan protocolaire, reflète
donc la volonté de se prémunir d'une éventuelle tension basée sur des revendications impromptues le jour de l'évènement.
Ainsi, en séances, en cérémonies, en processions ou dans tous les moments de la représentation sociale, les institutions
et les hommes ne cessent de rivaliser pour affirmer leur place dans la société d’Ancien Régime. Chaque positionnement révèle un rang social et chaque écart fait l’objet de conflits visant à asseoir ses prétentions. Divers témoignages montrent
donc un monde où le conflit a un rôle dans la régulation sociale, et ce, à toutes les échelles. Chaque homme, chaque officier, chaque institution cherche à se positionner par rapport aux autres. C’est bel et bien le regard extérieur qui donne un rang
dans la société d’Ancien Régime.
Comment déterminer la place de chaque officier ? Selon l'historienne Fanny Cosandey, on s'attache aux exemples puisés dans les cérémonies passées. Et pour cause, aucune constitution écrite ne valide alors l'organisation des pouvoirs.
Chacun doit donc mettre en place des tensions, dont le point d'équilibre permet la reconnaissance de son autorité propre. C'est d'ailleurs, ce que reflète le Traicté de l'Eschiquier et Parlement de Normendie, rédigé par Alexandre Bigot de Monville :
Bibliothèque municipale de Rouen,
Y 23, coll. Martainville, Traicté de l'Eschiquier et Parlement de Normendie
Comme dans l'ensemble des documents de sa main, son écriture brouillonne est de petite taille surchargée et raturée. Son style aride de la décennie 1640 demeure particulièrement répétitif et
parfois technique. Néanmoins, le Traicté
est sans doute le manuscrit le plus abouti que nous ayons de ce magistrat.
Composé de soixante-quatorze folios,
il semble avoir été rédigé en vue d’une éventuelle édition. En effet, la
structure même de ce texte est particulièrement élaborée et, comme l’auteur le
note dans la préface, il aborde un sujet qui « n’a point encor, que je sçaches,
esté expliqué par aucun autheur ».
Bigot de Monville entreprend un véritable
travail de spécialiste sur la cour souveraine dans laquelle il officie au
quotidien, dans le sens où il mobilise des sources, qu’il mentionne
systématiquement, afin de donner corps à son exposé. Au cœur des enjeux de son époque, il y aborde, notamment, la problématique des préséances rouennaises avec une perspective de temps long. Et, parmi les multiples exemples qu'il présente,
nombre d'entre eux montrent qu'anticiper les tensions ne suffit pas toujours. Ainsi, en 1618, la situation dégénère aux portes de la ville :
« En effet, ses deputés s’etant rendus le 16 janvier jour de l’entrée en robbe et en bonnet montés sur leurs mulles, à la porte de Saint Hilaire, ils trouverent quelques deputés de la Chambre des comptes sous la voutte »
Allant à l’encontre de tout ce qui était convenu au préalable, deux officiers d'une autre cour souveraine – la Chambre des comptes – cherchent à imposer
leur présence entre les murs de la ville (prérogative théoriquement réservée à l'institution la plus prestigieuse). Les parlementaires s’apprêtent à les repousser, mais ils engagent un affrontement armé afin d’écarter les huissiers du Parlement. En
découle un attroupement dans lequel des mulets sont blessés, avant que les membres de la Chambre – largement inférieurs en nombre – ne se décident à battre en retraite. Au lendemain de cette procession qui a failli tourner à l’émeute, le Parlement
engage un harcèlement judiciaire à l’encontre des officiers des Comptes jugés responsables de cette situation. Sans trouver véritablement de débouché, cette rivalité ressurgit quatre ans plus tard puisque les officiers de la Chambre « ne laisserent
pas echapper cette occasion d’etendre leurs pretentions » et cherchent, encore, à se placer au même niveau que le Parlement. Il faut attendre 1640 et l’intervention du chancelier de France, pour voir les prétentions de la Chambre des comptes s’éteindre durablement.
Ce type de conflits enkystés et se prolongeant sur plusieurs décennies démontre à quel point il est
prudent de prévoir un plan censé lever toute ambiguïté protocolaire. En prévoyant précisément et en amont la place de chacun, on cherche donc à anticiper et à se prémunir de ces tensions récurrentes et anciennes. La problématique des préséances se
rencontre à tous les étages de la société d'Ancien Régime (confréries, corporations, bancs de l'église, etc.). Ce type de contentieux visent à imposer ses prérogatives et son rang par rapport aux autres. Dans les faits, les désordres rituels – et
parfois violents – qui s'expriment alors forment un moyen paradoxale d'imposer un ordre. Faire respecter son rang social permet donc d'éviter que des conflits encore plus importants n'éclatent. Pour trancher ces tensions structurelles et trouver une
issue, l'arbitre est le plus souvent l'autorité royale. En somme, seule la décision du roi permet de faire émerger une nouvelle jurisprudence, qui est elle-même contestée immédiatement ouvrant un nouveau cycle de rivalités.
Baptiste ETIENNE
- BnF, Français 6392
- Bibliothèque municipale de Rouen, Y 23, coll. Martainville
- Trésor de la Langue Française informatisé
Bibliographie :
- Fanny Cosandey, « Participer au cérémonial – De la construction des normes à l’incorporation dans les querelles de préséances », dans Trouver sa place – Individus et communautés dans l’Europe moderne, Madrid : Casa de Velázquez, 2011
- ID., Le rang – Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris : Éditions Gallimard, 2016
- Raphaël Fournier, « Les rangs et préséances comme objets de l’histoire constitutionnelle. Le cas de l’ancien régime », Droits, vol. 64, n° 2, 2016
- Caroline Le Mao, Parlement et parlementaires – Bordeaux au Grand Siècle, Paris : Champ Vallon, 2007
- Gaël Rideau, « La construction d’un ordre en marche : les processions à Orléans (XVIIe-XVIIIe siècles) » dans Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011
Transcription de la première page du Traicté :
Præface
[1] Le subject que j'entreprens en ce volume n'a point encor, que je sçaches, esté expliqué
par aucun autheur duquel les œuvres ayent esté donnez au public. [Bernard][1] de La Roche Flavin
[2]
a composé un livre intitulé des Parlemens de France, mais n’ayant vescu que dans les Parlemens
de Paris & Tholose il n’a rien dict des autres parlemens ou
fort peu de chose. Me Guillaume
Terrien
[3] dans son Traicté du droict civil de
Normandie, a inseré un livre[4] divisé en 16 livres
en a faict un livre de la cour de Parlement, mais il n'a faict qu’esbaucher la matiere
& n’a parlé que des choses qui peuvent estre notoires
à un advocat & non à l’interieur de
la compagnie dont [à peine avoit il][5] veu les registres & n[6] des arrests, mais non les registres
secrets
[7] ny assisté aux deliberations. Les commentateurs de la Coustume de Normandie en
ont expliqué les articles, sans parler de ce qui concerne le Parlement[8] cette matiere.
[2] Je traicteray donc en ce receuil de l’establissement de l’Eschiquier & Parlement de Normandie,
de la creation & suppression des offices du Parlement, de la division & competence des chambres,
des privileges & prerogatives de la compagnie & officiers d’icelle, des reglemens entre divers
officiers dudict Parlement, des contentions[9]
survenues entre le Parlement & les autres compagnies
& officiers, de la forme observée aux actions & ceremonies publiques & autres choses
semblables.
[1] Bigot de Monville écrit initialement « le sr ».
[2]
Bernard de La Roche-Flavin (1552-1627). A d’abord été avocat au Parlement de Toulouse, conseiller à la sénéchaussée en 1574, magistrat au Parlement de Paris en 1582, puis président à la chambre des Requêtes du Parlement
de Toulouse.
[3]
Guillaume Terrien ( -1574). A été avocat, lieutenant commis du sénéchal et garde du temporel et aumône de l’archevêque de Rouen, puis procureur du roi au bailliage de Dieppe. La première édition de ses
Commentaires du droit civil
a été publiée à titre posthume. Deux autres éditions ont suivi en 1578, puis en 1654.
[4]
Ces éléments sont rayés dans le document original.
[5]
L’auteur écrit d’abord « il n’auroit pas ».
[6]
L’esperluette est biffée dans le manuscrit.
[7]
Registres qui offrent des transcriptions des délibérations ayant eu lieu à la Grand’Chambre ou lors de l’assemblée des chambres. L’ordre des actes et délibérations est rapporté de manière chronologique et l’écriture est contemporaine des événements. Toutefois,
certains actes officiels qui y figurent sont rapportés entre le résumé de deux délibérations, laissant penser que chaque délibération pouvait être transcrite sur une feuille volante, avant d’être réécrite sur
le registre (Mathieu Servanton, « Les registres du parlement de Bordeaux sous Louis XIII, présentation et enseignements », Histoire
,
Économie & société
, 2012).
[8]
Les termes sont rayés dans le document.
[9] L'auteur évoque ici, pudiquement, les conflits de préséance.
Plantons le décor de cette découverte hors du commun. En mars 1630, une fouille a lieu dans le village de la Cala, à une vingtaine de kilomètres de Tunis, près des ruines du site d’Utique. Nous sommes alors au cœur du territoire Maure, ce
qui évoque à l’origine les populations berbères d’Afrique du Nord. À partir du VIIIe siècle, le terme désigne par extension les « musulmans » et, plus particulièrement, ceux vivant en Al-Andalus (péninsule Ibérique). Malgré la reconquête
qui s’achève en 1492, on maintient l’usage pour faire référence aux populations du Maghreb durant l’ensemble de l’époque moderne, et ce, jusqu’au XIXe siècle.
Le chercheur à l’origine de l’annonce fabuleuse est Thomas d’Arcos,
né en 1573 à La Ciotat (Provence). Il connaît bien le territoire qu’il explore puisqu’il a été capturé à Tunis et vendu comme esclave en 1628. Libéré deux ans plus tard, converti à l’islam, il reste au Maghreb et entretient de riches correspondances,
d’où est extrait le document que nous étudions aujourd’hui.
À travers cette lettre, on s’aperçoit rapidement que la découverte est de taille ! À partir des quelques fossiles retrouvés, il est possible de considérer qu’il aurait
une « grandeur desmezurée » de près de plus de 18 mètres de haut. Les unités de mesures utilisées sont alors la coudée, correspondant à deux palmes. Cette dernière est ancienne, utilisée par les bâtisseurs de cathédrales du Moyen Âge et encore en
usage dans la marine du XVIIe et du XVIIIe siècle pour la mesure du bois de mâture. Égale à deux palmes, la coudée est aussi une mesure courante depuis l’Antiquité.
Vous pensez à de faux ossements ? Détrompez-vous puisque
la lettre assure qu’il ne faudrait pas croire « que cecy soit fable ». Ainsi, selon l’auteur, rien ne remplace l’expérience humaine : « je vous asseure que je l’ay veu & touché ». Le problème majeur demeure que ces fossiles « sont en partie pourriz
& partie entiers ». Néanmoins, le découvreur espère en conserver une partie qu’il souhaite « garder par curiosité », il est d’ailleurs aisé de les imaginer peuplant le cabinet privé des Aycard. Les membres de cette famille de marchands et de magistrats
de Toulon sont à l’origine de l’expédition de Thomas d’Arcos, à la recherche d’inscriptions antiques. Ils entretiennent une correspondance pour laquelle nous avons conservé des traces de 1630 à 1637.
La preuve essentielle quant à ce géant repose
sur une molaire, ce qu’affirme notre témoin oculaire : « j’ay veu & pesé une de ses dentz, & pese 2 livres & demye, qui sont 40 onces ». Par conséquent, celle-ci ferait plus d’un kilogramme, soit près de 100 fois plus qu’une molaire humaine
moyenne.
"Dessein de la dent, qu'on disoit estre de ce gean apporté de Thunis"
Quelles hypothèses peut-on formuler à l’issue de cette découverte ?
Dans sa lettre, d’Arcos se fait le relais des réflexions de ses proches qui pensent que le géant daterait de « devant le deluge ». Considérant qu’ils « resvent », celui-ci méprise
les mythes des habitants locaux qui osent nommer le géant à partir de « leurs livres antiques ». Et pour cause, nombre de représentations littéraires de l’époque, touchant à l’Afrique, considèrent encore qu’il s’agit d’un territoire peuplé de géants.
Notre archéologue est peut-être également victime des légendes que peuvent véhiculer certains dictionnaires, comme celui de Daniel de Juigné qui considère que ce continent « produit encore aussi quelques monstres d’hommes ». En outre, l’auteur affirme
que les habitants considèrent que cette découverte signifie « que les Chrestiens domineront bien tost la Barbarie ».
Je lui laisse cette dernière interprétation, mais je souhaite maintenant lever le voile sur cette découverte. La taille exceptionnelle
du géant résulte probablement d’une erreur logique. Ainsi, il ne paraît pas surprenant d’obtenir des estimations farfelues, si on attribue des ossements d’un grand ruminant à un géant bipède. De plus, il faut garder à l’esprit trois éléments qui ont
certainement retardés l’identification :
1) Au XVIIe siècle, on dispose de peu de points de comparaison pour les grands animaux du continent africain.
2) Dans ce cas, les fossiles sont en mauvais état de conservation, ce qui peut
laisser libre court à une certaine imagination. Ainsi, en date du 24 juin, une autre lettre d’Arcos assure que « le reste de ses ossements sont touts tombés en poudre ». À noter que la présence d’un cours d’eau qui traverse la zone de fouille a pu
accélérer cette destruction.
3) Dans un monde profondément chrétien, parmi les diverses mentions de géants, la référence aux nephilims de la Bible ne peut être ignorée. Ce peuple surnaturel, souvent traduit par « géants », se rencontre dans le
passage de la Genèse, juste avant le déluge qui est justement cité comme élément de datation.
Dans ce cas, notre chercheur est confronté à divers biais de confirmation. Ainsi, ce biais cognitif vise à privilégier les informations qui corroborent son idée préconçue. Par conséquent, Thomas d’Arcos accorde mécaniquement moins de poids
aux éléments qui jouent en défaveur de son hypothèse initiale.
Pourtant, certains auront reconnus que cette dent appartient manifestement à un herbivore. Il s’agit d’une molaire, probablement d’éléphant, voire de mammouth, qui peuvent peser jusqu’à
2,5 kilogrammes. Contrairement à une idée reçue, ces éléphantidés ne vivaient pas uniquement dans les espaces froids. Ainsi, il existe une variété africaine du Pliocène, dont des fossiles – datant d’environ 4,8 millions d’années – ont été retrouvés
au Tchad, en Libye, au Maroc ou encore en Tunisie. Toujours est-il que cette dent a été comparée à celle de restes d’éléphants après son envoi en métropole. La ressemblance a alors été jugée comme frappante et probante. Et pour cause, dès l’époque,
le correspondant de Thomas d’Arcos est parvenu à déterminer qu’il s’agit bien d’un éléphant de savane, proche de l’éléphant d’Afrique moderne et aujourd’hui éteint, le Loxodonta africanava. Avec cette dent fossilisée de grande taille,
l’option du L. africanava du Pléistocène ne peut être formellement exclue puisque ces conclusions se basent sur des comparaisons établies à partir du croquis ci-dessus.
En l’espace de quelques semaines, la découverte sensationnelle du géant s’est donc dégonflée, au profit d’une hypothèse qui correspond à des éléments connus de la science de l’époque. On comprend sans mal l’emballement du chercheur de 1630 confronté à
des fossiles très dégradés et manifestement nouveaux pour lui. Cette affaire n’est pas sans rappeler celle du prétendu géant du Dauphiné au début du règne de Louis XIII. Pierre Mazuyer, un chirurgien local, exploite la découverte
en 1613 d’ossements de près de 2 mètres de longs qu’il fait passer pour ceux de Theutobochus, un roi teuton qui a été fait prisonnier par le général romain Caius Marius en 102 av. J.-C. L’affaire a tellement fait parler d’elle, que les fossiles sont
présentés à la cour du jeune roi, avant que la supercherie ne soit révélée après 1618...
Baptiste ETIENNE
Sources :
- BnF, Dupuy 488, Mélanges historiques, f° 170 et 171
- D. de Juigné Broissinière, Dictionnaire théologique, historique, poétique, cosmographique et chronologique, 6e édition, Lyon : P. André, 1658
- A. L. Millin, Magasin encyclopédique ou journal des sciences, des lettres et des arts, vol. 5, Paris : Imprimerie de Delance, 1806
Références :
- P. Barthélémy, « Teutobochus, le géant qui n'en était pas un », dans Le Monde, "Passeur de sciences", le 12 janvier 2013
- R. Goulbourne, « Comédie et altérité : l'Afrique et les Africains dans le théâtre comique du XVIIe siècle », dans L'Afrique au XVIIe siècle : Mythes et réalités, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2003, p. 293-308
- M. Kölbl-Ebert (dir.), Geology and Religion - A History of Harmony and Hostility, n° 310, Londres : The Geological Society, 2009
- C. Lemardelé, « Une gigantomachie dans la Genèse ? Géants et héros dans les textes bibliques compilés », Varia, Revue de l'histoire des religions, 2010, p. 155-174
- F. Mora, « Le mythe des géants et la "renaissance" du XIIe siècle », dans La mythologie de l'antiquité à la modernité, Rennes : PUR, 2009, p. 143-155
- M. Patou-Mathis, Histoires de mammouth, Librairie Arthème Fayard, 2015
- L.V. Thomas, « Temps, Mythe et Histoire en Afrique de l'Ouest », Présence Africaine, n° XXXIX, vol. 4, 1961, p. 12-58
- J. Tolbert, « Ambiguity and Conversion in the Correspondence of Nicolas-Claude Fabri de Peiresc and Thomas d'Arcos (1630-1637) », Journal of Early Modern History, n° 13, 2009
À l'heure du Covid-19 et de cette pandémie qui a débuté à la fin de l'année 2019 en Chine et dont le virus a été identifié le 9 janvier dernier, il paraît évident d'évoquer une autre maladie qui a fortement marqué les esprits en raison de son extrême
contagiosité et de sa mortalité hors norme : la peste.
Toutefois, s'il s'agit d'un sujet d'actualité, une comparaison est impossible tant notre société est différente de celle de l’Ancien Régime, ne serait-ce qu’en matière de prophylaxie. Ainsi,
de 1619 à 1668, une ville telle que Rouen connaît trois grandes vagues de pestes. Mon analyse de ce sujet repose en grande partie sur de riches échanges que j’ai eu avec le docteur Daniel Christmann, du service des maladies infectieuses du CHU
de Strasbourg.
D'année en année et de vague en vague, trois paroisses sont systématiquement l'épicentre de l'épidémie : Saint-Maclou, Saint-Vivien et Saint-Nicaise. Celles-ci regroupent nombre d'artisans et de métiers du drap et sont parmi les plus étendues. Elles occupent 38 % de l'espace de la ville intra-muros et regroupent – à elles seules – près de la moitié de la population rouennaise. Au total, dans la cité, la pestilence aurait provoqué près de 14 500 décès en l’espace d’un demi-siècle.
Répartition mensuelle des entrées à l’Hôtel-Dieu (1637)
Comme en témoigne ce graphique des admissions à l’Hôtel-Dieu durant l’année 1637, la saison chaude et un hiver doux semblent propices au développement de l'épidémie. Sur l’ensemble des vagues, les registres du temple confirment la tendance. La peste frappe
essentiellement de juin à décembre, avec un total de 723 cas pour seulement 136 pour les mois de janvier à mai.
La transmission de la peste se fait par la promiscuité. Ainsi, une famille d’artisans, les Gueroult, perd une dizaine de membres. Frère,
neveu, nièce, belle-sœur, la famille du curé de Notre-Dame-de-La-Ronde subit, elle aussi, directement la peste en 1623 et en 1624. La transmission s’observe d’habitation en habitation, comme le souligne un prêtre en 1638 : « en l'espace de 8 jours,
il y eust plus de 8 maisons proches de l'un & de l'autre saisies ». Enfin, même si ces mentions demeurent rares, on observe la présence de bubons, aussi appelés « charbons », notamment lorsque le prêtre Philippe Josse affirme en 1624 que « le
bruict estoit commun qu'il y avoit sur luy plus de 16 à 17 charbons, il en a esté preservé au despens de sa bourse et de l'assistence des Peres de la Mort, chirurgiens et medecins ». L'ensemble de ces éléments confirme le caractère épidémique, avec
phases de rémissions et de réapparitions ponctuelles. La présence de bubons suggère une peste de type bubonique qui possède la faculté de « s'éteindre » durant plusieurs années avant de réapparaître brutalement.
Cette forme clinique la plus fréquente se caractérise, après un temps d’incubation de quelques jours, par un syndrome infectieux très sévère (forte fièvre, atteinte profonde de l’état général), accompagné d’une hypertrophie du ganglion lymphatique (bubon) drainant le territoire où la piqûre de puce a transmis la maladie. Il est donc intéressant de détailler les différentes catégories de victimes : 42,5 % ont moins de 10 ans et un quart sont âgées de plus de 50 ans ; dans environ 70 % des cas, il s'agit donc de personnes que l'on peut considérer comme vulnérables. Jusqu'à 5 ans, les fillettes sont le plus largement frappées, mais la tendance s'inverse à mesure qu’elles grandissent. On peut supposer que les garçons sont alors plus livrés à eux-mêmes en occupant l'espace public. Ils se trouvent donc plus régulièrement en contact avec les détritus et les déchets qui jonchent les rues d'une ville insalubre telle que Rouen au milieu du XVIIe siècle.
Victimologie de la peste (1620-1640), d'après P. Josse
Par ailleurs, l’écrit privé du religieux Philippe Josse permet d'établir un tableau clinique précis, même si, tout au long de son Journal, il n'évoque dans le détail que 224 personnes touchées par la peste. Le plus souvent, ces mentions se limitent à son entourage, et cela ne constitue qu'une part infime des victimes. Au sein de cet effectif réduit, le temps d'incubation est en moyenne de 4 à 5 jours et les victimes ont tendance à décéder rapidement ou au huitième jour. Cette observation rejoint celles de Fleur Beauvieux durant l’épidémie marseillaise de 1720. Ces épidémies interviennent alors que les Rouennais sont dans une situation de précarité en raison de la cherté et des augmentations d'impôts qui touchent essentiellement les plus démunis. Toutefois, un éventuel lien de causalité est à relativiser.
Ainsi, la peste touche à la fois les riches et les pauvres, sans distinction. Tout être humain peut se trouver en contact avec la puce et donc le bacille responsable de la maladie. Souvent, en début d'épidémie et comme dans le cas marseillais, la peste surprend. Ce n'est que dans un second temps que les écarts se creusent en raison de réactions socialement différenciées. Au plus fort de la crise, dans les années 1620, pour ceux qui restent dans la ville, il faut garder à l’esprit que le taux maximum de survie n’excède jamais les 30 %. Même si cette dernière donnée repose sur de faibles populations de malades, on peut donc estimer qu’en moyenne, après infection, les hommes de cette époque ont 85 % de risques de décéder.
« La contagion avoit rendu la ville de Rouen presque deserte, les Anciens l'avoient abandonnée, et s'en estoient fuis dans leurs maisons des champs. Ce danger extreme ne nous avoit pas donner de frayeur au prejudice de nostre devoir, nous y estions demeurez pour rendre la justice et donner les ordres au peril de nos. vies ».
Comme le montre cette remontrance, les élites – et en particulier les parlementaires normands – sont en mesure de se prémunir de l’épidémie. Pour ce faire, ils peuvent mettre en place des mesures d’hygiène, telle l’aspersion de vinaigre dont l’odeur fait
fuir les rats. Toutefois, le plus souvent, cédant à une rhétorique de la peur, les hommes du temps privilégient l’adage antique : « pars vite et loin, et reviens tard » (Cito, longe fugeas, tarde redeas).
Baptiste ETIENNE
Sources- BM Rouen, Ms M 41, Journal, par Philippe Josse
- BnF, F FR 18939, « Très humbles remonstrances du Parlement de Normandie au Semestre de Septembre, au Roy et à la Reine regente », f° 6
- AD S-M, H dépôt 1F19, Hôtel-Dieu,« Registre des maladies contagieuses (1637) »
- Pieter Brueghel l'Ancien,« Le Triomphe de la Mort », huile sur toile, v. 1562, Museo del Prado
Bibliographie
- Frédérique Audoin-Rouzeau, « L’apport des données historiques (VIe-XXesiècles) », dans Les chemins de la peste – Le rat, la puce et l’homme, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 203-277
- Fleur Beauvieux, « Épidémie, pouvoir municipal et transformation de l’espace urbain : la peste de 1720-1722 à Marseille », Rives méditerranéennes, vol. 42, n° vol. 42, n° 2, 2012, p. 29-50
- ID., « Justice et répression de la criminalité en temps de peste – L’exemple de l’épidémie marseillaise de 1720-1722 », Criminocorpus, Varia, 2014 (https://journals.openedition.org/criminocorpus/2857)
- Madeleine Foisil, La révolte des Nu-pieds et les révoltes normandes de 1639, Paris : Presses Universitaires de France, 1970, p. 117-131
- Virginie Lemonnier-Lesage, « La mobilisation du Parlement et de la municipalité de Rouen face aux épidémies de peste (XVIe-XVIIe siècle) », dans Les parlements et la vie de la cité (XVIe-XVIIIe siècle), Rouen : Publications de l’Université de Rouen, 2004, p. 23-33
- Nicolas Roudet, « Pars vite, loin, et reviens tard », dans Médecine et rhétorique à la Renaissance – Le cas du traité de peste en langue vernaculaire, Paris : Classiques Garnier, 2017
- François-Olivier Touati, « Un mal qui répand la terreur ? – Espace urbain, maladie et épidémies au Moyen Âge », Histoire urbaine, n° 2, 2000, p. 9-38
- Jean Vitaux, Histoire de la Peste, Paris : Presses Universitaires de France, 2010, p. 131-187
« Il y a eu grandes challeurs, durant le mois
de may et de juin, de sorte que les biens de la terre
ont esté fort secs, mais le mois de juillet n'a esté
que pluyes continuelles, foudres et tonnerre qui ont
causé beaucoup de mal aux biens de la terre.
Le 12 de juillet, le tonnerre tomba sur les neuf
de matin sur Nostre Dame. L'on vu un feu voltiger
dans les galeries de La Lanterne et sortit par
un trou, sans faire aucun mal, sinon de la fumée
et le lendemain il fut arresté au chapitre que,
l'advenir, quand on entendroit le tonnere, l'on
sonneroit les cloches, quand bien mesme il seroit
nuict. »
Au début du mois, un post sur les réseaux sociaux a attiré mon attention sur la foudre globulaire ou foudre en boule que j'avais
rencontré dans un manuscrit. Le phénomène décrit et celui de la vidéo semblent les mêmes, toutefois, ce dernier est attesté comme un faux par les chercheurs.
Le texte date de 1642, nous ne sommes donc pas loin de la plus ancienne mention à ce sujet. Ainsi, en 1638, une “impressionnante boule de feu” a traversé la fenêtre d'une église située en Angleterre. Dans le cas normand que je présente ici, c'est
encore un lieu de culte qui est frappé probablement en raison de sa hauteur exceptionnelle dans une ville de l’époque moderne. Notre-Dame est la cathédrale, dont les galeries de La Lanterne, font référence à la tour située à la croisée du
transept.
Comme l'indique le prêtre Philippe Josse ( -v.1650), l’auteur de ce manuscrit, la mention du chapitre cathédral montre qu'elle est desservie par une cinquantaine de chanoines. Ceux-ci sont des clercs réguliers, suivant des règles de vie et qui sont tenus à la récitation de l'office au chœur. Au milieu du XVIIe siècle, ils ne vivent plus en commun, mais dans le monde. Ainsi, selon Charles Herembert, dans une description de la Normandie, ces chanoines “psalmodient incessamment et chantent jour et nuict les louanges du tout puissant”.
Les scientifiques parviennent, désormais, à créer ces boules de feu en laboratoire. La luminosité peut être très forte ou au contraire de basse intensité, alors que la température peut atteindre les 1 700 °C. Toutefois, les phénomènes semblent différents par bien des aspects, il nous reste donc encore énormément à découvrir à ce sujet, popularisé par Hergé, dans l’album de Tintin, Les 7 boules de cristal, publié en 1948.
Couverture de l'album de Tintin, "Les 7 boules de cristal"
Baptiste ETIENNE
Sources :
- Bibl. Caen-la-Mer, in-8238, Singularités de la province de Normandie, par Charles Herembert, f° 110
- BM Rouen, Ms M 41, Journal, par Philippe Josse, f° 104
- Olivier Dessibourg, “La foudre en boule
révélée par un coup de chance”, Le Temps, 2015 (lien)
- M.G., “Foudre en boule : elle a pu être reproduite pendant une demi-seconde !”, Science & Vie, 2013 (lien)
- Kristiane Lemé, « Les Chanoines de la Cathédrale de Rouen au XVe siècle », dans Les stalles de la cathédrale de Rouen, 2003, p. 19-32
- Christina Nunez, “Foudre globulaire
: un phénomène aussi dangereux que mystérieux”, National Geographic, 6 mars 2019 (lien)
Le 8 avril 1551, Pierre de Cantiers et son épouse Adrienne des Haies, tous deux nobles, mariés depuis douze à treize ans et vivant à Sainefontaine[1], près de Beauvais, se présentent en l’étude d’un notaire de Rouen[2]. Le mari y expose ne plus pouvoir tolérer les mœurs (comprendre la nature, le caractère)[3] de sa femme. Les descordz[4] et contemptions[5] qui sont entre eux les empêchent de bonnement vivre en paix ensemble en tranquillité de leur conscience, à tel point qu’ils ont un temps envisagé un divorce. Sous l’Ancien Régime, le divorce (divortium) était une procédure portée devant l’official, juge ecclésiastique rendant la justice au nom de l’évêque. Lorsqu’il était accordé, ce divorce actait une séparation de corps des époux, mais rendait impossible tout remariage de l’une ou de l’autre des parties, le lien sacré du mariage restant indissoluble.
Nos époux, voulant éviter une telle procédure qu’ils jugent scandaleuse, ont alors l’idée, sur les conseils de leurs amis, d’organiser leur séparation de corps dans l’intimité de l’étude d’un notaire rouennais. La convention est initialement dressée de façon anonyme, le mari y étant désigné par la seule lettre P. (comme Pierre) et la femme par la seule lettre A. (comme Adrienne) ; les précisions sur l’identité des époux ne seront ajoutées – en interligne – qu’au moment de la signature du document.
Il est convenu que l’épouse ira habiter en la maison d’un sien parent de Rouen, François de Ponches, sieur du Mesnil-Vasse. Pour lui permettre de vivre honnestement, tant pour ses allymentz, vestementz que aultres ses necessités, son mari s’engage à lui verser une rente annuelle de 80 livres tournois – à savoir 20 livres à Pâques, à la Saint-Jean, à la Saint-Michel et à Noël – tant qu'elle sera demeurante hors d'avecq luy. Le couple n’ayant aucun enfant, la séparation de corps est simple à mettre en œuvre et n’occasionne aucune autre disposition.
Cette convention, signée d’une main ferme par Pierre de Cantiers et Adrienne des Haies, est par la suite confirmée comme raisonnable et de justice par les consuls de Rouen, ce qui semble indiquer que les époux, bien que nobles, avaient des intérêts commerciaux dans la région. En ce même 8 avril 1551, Adrienne des Haies donne procuration à son mari pour vendre une maison appartenant audit Cantiers, sise en la paroisse Sainte-Marguerite de Beauvais, de façon à constituer le capital de la rente.
Les séparations de corps réglées devant notaire pour incompatibilité d’humeur sont rarissimes. On en trouve encore quelques exemples au XVIIe siècle, puis ces actes semblent disparaître purement et simplement de la pratique notariale. Une étude exclusivement consacrée à cette question serait passionnante !
__________[1] Sainefontaine, hameau dépendant de Bulles (60130).
[2] Arch. dép. de Seine-Maritime, 2E1/863, 8 avril 1551. En ligne : vues 52 à 56/891
[3] Sur la minute, le mot mœurs a remplacé complections (complexions, c’est-à-dire caractère, tempérament), qui a été biffé.
[4] Désaccords, différends.
[5] Mépris.
Sur le plan paléographique, l’écriture est clairement cursive, démontrant au passage la virtuosité du clerc. Les abréviations (par contraction, suspension, notes tironiennes, signes spéciaux et lettres spéciales) sont assez nombreuses et parfois très sévères. Voir par exemple l’abréviation du verbe pretendre, à l’avant-dernière ligne de la première page de la procuration du 8 avril 1551 :
p(re)t(en)d(re)
Comme souvent, la cursivité de l’écriture augmente à mesure qu’on s’approche de la fin de l’acte, les formules terminales n’étant d’ailleurs plus que suggérées... Les nombreuses ratures, ajouts en interligne et en marge sont caractéristiques des minutes notariales de la moitié nord de la France, au milieu du XVIe siècle.
Convention du 8 avril 1551 : transcription
Par souci de lisibilité, le texte a ici été restitué sous sa forme définitive, les passages biffés ayant été supprimés et les ajouts en interligne et en marge ayant été replacés dans le corps du texte.
Convention du 8 avril 1551 - Page 1
« Du mercredi huictiesme jour d'avril
mil Vc cinquante et ung, aprez Pasques.
« Comme depuys le mariage celebré en face de Saincte
Eglise d'entre noble homme Pierre de Cantiers, seigneur du lieu, demourant
à Senefontayne prez Beauvays, et damoiselle Adrianne Deshaies
puys douze à traize ans ou environ,
constant lequel mariage lesdictz
mariez aient eu quelques descordz et
contemptions entre eulx, tellement qu'ilz n'ont
peu bonnement vivre en paix ensemble en
tranquillité de leur conscience. Et pour
ce auroient esté en termes de aager[1] l'un vers
l'aultre en divorse, mesmement de la part dudict
de Quantiers pour ce qu'il disoit ne pouvoir tollerer
les moeurs de ladicte damoiselle, toutesfois
en fin, pour eviter tout scandalle, aient
par le conseil de leurs amys cherché
moyens de concorder entre
eulx au myeulx qu'il leur seroit possible.
Sçavoir faisons etc. pardevant
etc. furent presens lesdictz de Cantiers et ladicte damoiselle
Adrienne Deshaies, lesquelz de leurs bon gré et voluntez
etc. confesserent avoir faict accord entre
eulx, par lequel ladicte damoiselle,
du consentement dudict seigneur de Cantiers, son mary, et par luy
bien auctorisée quant à ce, a accordé
soy retirer en la maison de noble homme
Françoys de Ponches, seigneur du Mesnil Vasse,
et en icelle faire sa demeure et residence
_____
[1] Agir.
Convention du 8 avril 1551 - Page 2
jusques à ce que lesdictes parties puissent, aydant
la grace de Dieu, estre
reconsiliez ensemble. Et affin que ladicte
damoiselle ait occasion et moyen de
vivre honnestement et se contenter dudict son
mary, icelluy de Cantiers, son mary, a promys
et s'est obligé payer par voye d’execution à ladicte damoiselle
la somme de quatre vingtz livres tournois par chacun an, payable
aux quatre termes de l'an accoustumez,
assavoir Pasques, Sainct Jehan, Sainct
Michel et Noel, et le tout rendu
à ses despens en la maison dudict de Ponches,
[renvoi en marge : premier paiement commenceant à Pasques dernière passée et ainsi contynuer de terme en terme].
Laquelle somme de quatre vingtz livres tournois ladicte damoiselle
s'est contentée tant pour ses allymentz,
vestementz que aultres ses necessités,
et a promys ne demander audict son mary
aultre chose pour le temps qu'elle sera
demeurante hors d'avecq luy. Et si
a promys durant ledict temps demeurer
en ladicte maison dudict de Ponches ou
aultre lieu honneste par
desliberation desdictz de Ponches du Mesnil Vasse et de Cantiers. Promectans lesdictes
parties tenir les choses dessusdictes soubz
l'obligation de tous leurs biens et heritages.
Presens Nicolas Massieu, marchant, demeurant en la paroisse St Maclou
de Rouen, et Adam Bihorel, hostellier, demeurant en la paroisse
St Vigor dudict Rouen. »
Ainsi signé : P. de Cantiers
Adrianne des Haies.
Convention du 8 avril 1551 - Page 3
« Semble aux conseulx soubz signez ausquelz
a esté communiqué la minutte cy dessus que
icelle est raisonnable et que l'accord y
mentionné par les termes qu'il est, est de
justice. »
Ainsi signé : Colombel, avec paraphe / Lambert, avec paraphe.
Procuration du 8 avril 1551 : transcription
Procuration du 8 avril 1551 - Page 1
« Du mercredi huictiesme jour d'avril, après
Pasques Vc LI.
« Fut presente damoiselle Adrienne Deshayes, femme
de noble homme Pierre de Cantiers, seigneur du lieu, demeurant
à Sene Fontaine près Beauvais, laquelle après qu'elle
eult esté deuement auctorisée par ledict seigneur son mary, present
quant à ce, de son bon gré constitua son procureur general
et especial, c'est assavoir ledict sieur de Cantiers, son mary,
en tout le faict et stille de plaidarye, et par especial
ladicte constituante a donné et donne par sesdictes presentes, en tant
que à elle est et que le cas luy peult toucher,
plain pouvoir, puissance et auctorité audict seigneur de Cantiers,
son mary, portant icelles, de pour elle et en son
nom vendre, transporter, fieffer, eschanger et
aultrement aliener une maison et
heritage audict seigneur de Cantiers appartenant,
assise en la parroisse de Saincte Marguerite en
la ville de Beauvais, à telle
personne ou personnes et par tel prix, charges
conditions et moiens que ledict seigneur de Cantiers,
son mary, verra bien estre, recevoir les
deniers provenans de ladicte vendue et en faire telle
quictance que icelluy seigneur de Cantiers verra
bien estre, et mesmes de
pour elle et en son nom renoncer
à tout et tel droict de douaire, asignation de
mariage ou aultre droict heredital qu'elle pourroit
avoir, pretendre et demander sur ladicte
maison dessus declarée et d'en passer
Procuration du 8 avril 1551 - Page 2
telles lectres de vendue, fieffe et eschange et renonciation que
mestier serra et au cas appartiendra. Et generallement etc.
promectans tenir etc. obligeans biens etc.
Presens Nicolas Massieu et Adam Bihorel. »
Ainsi signé : P. de Cantiers
Adriane des Haies. »
Bibliographie
- David BASTIDE, "La survivance des coutumes dans la jurisprudence du XIXe siècle (1800-1830) - Autour de la femme, de la dot et du douaire normands", Annales de Normandie, n° 56, 2006, p. 395-414 (http://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2006_num_56_3_1586)
- Adrien Jean Quentin BEUCHOT, Oeuvres de Voltaire - Avec préfaces, avertissements, notes, etc., vol. 28, Paris, chez Lefèvre, 1829, article "divorce", p. 436-439
- Sylvain BLOQUET, “Le mariage, un contrat perpétuel par sa destination (Portalis)”, Napoleonica. La Revue, 2012/2, n°14, p. 74-110
- Jean-Louis HALPERIN, "Les fondements historiques des droits de la famille en Europe - La lente évolution vers l'égalité", Informations sociales, n° 129, 2006, p. 44-55 (https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2006-1-page-44.htm)
- François LEBRUN, La vie conjugale sous l’Ancien Régime, Paris (Armand Colin), 1985
- Stéphane MINVIELLE, La famille en France à l’époque moderne, Paris (Armand Colin), 2010
- Roderick G. PHILLIPS, "Le divorce en France à la fin du XVIIIe siècle", Annales, n° 34, 1979, p. 385-398