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Bibliothèque nationale de France, Allemand 211
Le recours à l’adoption – phénomène peu reconnu par les juristes de l’époque – existait pourtant bel et bien sous l’Ancien Régime. Il était favorisé par divers facteurs : la volonté de la part de certains nobles sans enfants de poursuivre leur lignage ; un nombre important d’abandons d’enfants ; une mortalité infantile qui privait parfois des couples de tous leurs enfants, et donc d’héritiers susceptibles de les soutenir dans leur vieillesse ; une mortalité de parents encore jeunes qui laissaient derrière eux des orphelins ; un grand nombre de « familles recomposées » à la suite de remariages de veufs et veuves, qui produisaient des fratries disparates et des laissés pour compte.
Les formes que pouvait revêtir l’adoption étaient alors diverses. Jean-Pierre Gutton[1] en a dressé la liste suivante :
· adoptions par les hôpitaux : les recteurs de l’hôpital deviennent les pères adoptifs d’orphelins légitimes ;
· adoptions par des particuliers (souvent la nourrice et son mari) d’enfants abandonnés des hôpitaux ;
· affiliations réglées par actes notariés (contrats de mariage, testaments etc.) : un homme âgé s’attache un adulte plus jeune qui pourra exploiter ses terres, lui donner des héritiers, relever son nom ;
· donations d’enfants entre particuliers, réglées par un acte notarié spécifique.
C’est de cette dernière catégorie d’adoption, la donation d’enfant, qu’il sera question ici.
Nous sommes dans la région de Neufchâtel-en-Bray, en Normandie, au milieu du XVIe siècle (1545). Un hobereau[2] vivant au hameau de Pierrepont, près de Grandcourt, Raoul de Bergny, avait eu une douzaine d’années plus tôt, vers 1533 – d’une femme dont le nom ne nous est pas connu – une bâtarde prénommée Cardine. Afin de subvenir aux besoins de cette enfant illégitime, il l’avait placée chez un couple nourricier du village proche de Lucy, Jean Lefèvre et Guillemette Léger.
L’enfant, qui avait ainsi déjà vécu 10 à 12 ans à Lucy en 1545, avait sans doute tissé des liens privilégiés avec le couple nourricier. Quoi qu’il en soit, le sieur de Bergny et le couple Lefèvre décident en commun, en cette même année, de procéder à une « donation d’enfant » : Raoul de Bergny donne sa fille bâtarde Cardine à Jean Lefèvre et à sa femme Guillemette Léger, qui la prennent « à leur fille adoptive » et s’engagent à l’entretenir à leurs frais et à lui fournir un pécule lorsqu’elle s’établira par mariage[3].
Cette solution n’offre que des avantages pour toutes les parties. Le sieur de Bergny se trouve ainsi « lavé de sa faute », et n’a plus l’obligation de subvenir à l’entretien de sa fille bâtarde. Cette dernière continue à être logée, nourrie et vêtue à Lucy, recouvre la faculté de succéder à ses nouveaux parents[4], et se voit pourvue d’une petite maison et dépendances dont elle aura la jouissance lorsqu’elle se mariera. Enfin, le couple Léger peut espérer d’être soutenu par sa fille adoptive et son gendre lorsque le temps de la vieillesse sera arrivé.
On peut enfin supposer, outre toutes ces considérations matérielles, que cette adoption officialise les liens familiaux qui s’étaient créés au fil des ans entre les parents nourriciers et la petite Cardine.
Transcription
« Du
[en blanc][5]
d'apvril aprez Pasques mil
VC XLV, devant ledict notaire[6].
« Fut
present noble homme Raoul de Bergny,
escuier, demourant
à
Pierrepont prez Grancourt[7], lequel confessa
avoir
donné par adoption et par ces presentes donne
à
Jehan Le Fevre et Guillemete [en
interligne : Leger], sa femme,
demourans
en la paroisse de Lucy[8], ou lieu nommé les
Lignerieulx,
presens, et lesquelz confesserent
avoir
prins et recongnu Cardyne, fille [biffé : dudict] [en
interligne : bastarde]
dudict
de Bergny, à leur fille adoptive.
Laquelle ilz
ont
promis tenir avec eulx, icelle [biffé : te] entretenir
bien
et honnestement et chausser et vestir, nourrir,
coucher
et lever, et la pourvoir par mariage
où
bon leur semblera, et luy donneront
de
leurs biens ou heritages, scelon le lieu
où
ilz la pourront pourveoir, en luy fournissant
aussi
de ses habillemens, atroussellemens[9]
et
aultrez choses qu'il convient bailler à fille
qui
se [biffé : veult] marie. Ou en lieu de tout
ce
que dessus, si fournir n'y peuvent, ilz luy ont
promis
donner et luy donnent dès à present, [biffé : une] tant
en
faveur de son mariage et affin qu'elle puisse
y
parvenir [biffé : aussi], que pour remuneration des
agreables
services que ladicte fille leur a faictz puys
dix
ou douze ans en ça, c'est assavoir une maison,
masure,
jardin et heritage, le tout contenant une acre[10]
ou
environ, assis en ladicte paroisse de Lucy, tenue de la sieurie[11]
du
lieu, bournée d'un costé audict Le Fevre,
d'aultre costé Jehan Danne,
d'un
boult la forest du Roy, et d'aultre boult audict Le Fevre,
[biffé
: laquelle] lequel heritage icellui Le
Fevre a dict avoir
puis
nagueres acquis de [biffé : Noel Cardon]
[en interligne : Thomas Le Doulx],
jouxte[12] les lectres
qu'il
en dict avoir et porter et desquelles ilz promistrent[13]
saisir
ladicte fille, sondict mariage advenant, pour
d'icelluy
heritage jouyr par elle et ses hoirs comme
de
son propre et vray heritage, en payant les rentes
qui
deubz en sont à ceulx qu'il appartiendra et aux
termes
accoustumez, avec les droictz etc., aquerir
la
jouissance d'icelluy heritage du jour de ses espouzailles.
Dont
et desquelles choses lesdictes parties et chacune d'icelles
se
sont tenus à contens [biffé : Prometans] [en interligne :
Et à tout ce que dessus] tenir etc.
ilz obligerent chacuns biens etc. jurerent etc.
presens etc. »
[1]
Jean-Pierre Gutton, Histoire de
l’adoption en France, Paris (Publisud), 1993. – Article
« Adoption » in Dictionnaire de l’Ancien Régime, Paris (PUF),
1996, p. 34-36.
[2] Hobereau :
gentilhomme de petite noblesse vivant sur ses terres.
[3] AD76, 2
E 14/1189, 11 ou 12 avril 1545 après Pâques.
[4] Les
enfants illégitimes ne pouvaient succéder à leurs parents naturels.
[5] Le 11 ou
le 12 avril 1545, d’après les actes immédiatement antérieur et postérieur.
[6] Me
Nicolas Hocquelon, notaire royal à
Neufchâtel-en-Bray.
[7]
Pierrepont (76660 Grandcourt).
[8] Lucy
(76270).
[9] Atroussellement :
trousseau.
[10] Acre :
ancienne mesure de superficie.
[11] Sieurie :
seigneurie.
[12] Jouxte :
conformément à, selon, suivant.
[13] Ils
promistrent : ils promirent.