Paléoblog
En paléographie, on fait le distinguo entre les écritures posées, ou calligraphiées par un maître écrivain disposant de tout son temps, et les écritures cursives, tracées rapidement par un clerc pris par l’urgence de son activité professionnelle (notaire, juriste, etc.). La très grande majorité des documents manuscrits conservés aux Archives ou en bibliothèque appartiennent à la seconde catégorie, celle des écritures cursives.
Pour déchiffrer un texte manuscrit de l’époque moderne (XVe-XVIIIe s.), le paléographe doit oublier ses automatismes actuels et « réapprendre à lire » : il lui faut assimiler non seulement la forme des lettres anciennes, mais aussi la façon dont elles étaient reliées entre elles (ligatures) et le système par lequel les clercs d’autrefois abrégeaient les mots. L’acquisition de ces trois éléments indissociables – lettres, ligatures et abréviations – permet une lecture aisée et globale des mots qui composent un texte manuscrit ancien, tout comme on ne décompose pas lettre à lettre les mots d’un texte d’aujourd’hui.
La paléographie est ainsi un instrument indispensable pour qui veut pénétrer dans l’univers des recherches historiques ou généalogiques, et accéder aux sources dont ces recherches se nourrissent.
À titre d’exemple, voici un extrait tiré d’un inventaire après décès parisien de 1599, parfaitement représentatif des écritures cursives de cette époque.
« Item ung bail faict par ledict deffunct Robert Le Maistre
à Crestien Le Maistre, laboureur demourant à la Fontayne Bellanger,
de troys accres troys verges de terre labourable
en plusieurs pieces, assis au terrouer dudict lieu de la Fontayne,
dicte parroisse, et ledict bail faict tant aux charges
y declarées que moyennant la quantitté de dix huict boisseaulx
de froment de la grande mesure de Louviers, à ung
sol près du meilleur, payables au terme et ainsy
qu'il est declaré audict bail signé Chappelain et Thevenain
datté du XVe mars mil Vc IIIIxx XVII, inventorié au dos
................................................................XXI. »
Jean-François Viel
Les écritures des registres paroissiaux ne sont pas les plus difficiles à déchiffrer, loin s’en faut. Le vocabulaire et les formules qui y sont employés sont très restreints et répétitifs. Beaucoup plus diversifiés sont les actes notariés, aux nuances juridiques infinies, et donnant souvent lieu à des écritures particulièrement cursives. On en a déjà vu sur ma page professionnelle quelques exemples.
Toutefois le summum de la difficulté paléographique se trouve sans doute dans les plumitifs des cours de justice, où les clercs écrivaient à la vitesse de la parole. Les mentions apposées en marge des pièces de procédure et des sentences, notamment, sont particulièrement difficiles à déchiffrer.
En voici un court exemple avec la mention apposée au bas d’une sentence d’homologation prononcée par le lieutenant civil du Châtelet de Paris en 1585 :
Arch. nat., Y 3879
« Prononcé audict Courtin en personne le mercredy XXXe et penultime jour de janvier M Vc IIIIxxV.
Baillé mynutte au greffe. »
Les difficultés de lecture que générait ce type d’écriture – et les erreurs qui en résultaient – conduisirent les autorités à prendre des mesures de simplification. Après que les meilleurs maîtres écrivains de l’époque aient été consultés, un arrêt fut rendu le 26 février 1633 par le Parlement de Paris, qui limitait les écritures autorisées à deux types : la ronde ou française pour les professionnels de l’écriture, et la bâtarde ou italienne pour les lettrés.
On notera cependant que la ronde allait elle-même évoluer vers une écriture aux boucles abondantes, rendant encore difficile la lecture des actes notariés et judiciaires à la fin du XVIIe siècle, et même parfois au siècle suivant.
Jean-François Viel
Bibliographie sommaire :
Claude Mediavilla, Calligraphie : du signe calligraphié à la peinture abstraite, Paris (Imprimerie nationale), 1993
Claude Mediavilla, Histoire de la calligraphie française, Paris (Albin Michel), 2006
Nicolas Buat et Evelyne Van den Neste, Manuel de paléographie française, Paris (Les Belles Lettres), 2016
« En sorte que dieu m’a abandonné, après avoir
prié les soldas de se servir plustot du poingnar(d)
que de ces rigeurs sy criminelles qui m’ont
faict esvannouÿr unne quar d’eure &, après estre
revenu, les pleures & frisons aveq cris vermoudieu,
dont j’atant encore & à tout jours l’aÿde &
le secours, je luÿ demandoit de retirer mon corps
de ceste vÿe & prendre mon ame entre ces mains
& de me soulager dans ceste presante persecusion »
À la fin du mois d’octobre 1685, Jacques Papavoine (1648-1724), un marchand rouennais, évoque sa réaction de sidération face aux dragonnades. L’auteur de cet écrit du for-privé a déjà été évoqué, par mes soins, dans l’article sur le Grand Hiver de 1709. D’origine espagnole, ce marchand mercier est un protestant ayant rédigé un Livre de raison de 1655 à 1723. Il y évoque ses affaires commerciales, mais aussi les événements du quotidien. Celui-ci a commencé sa carrière comme apprenti aux Provinces-Unies et en Allemagne. En février 1666, c’est d’ailleurs à Hambourg qu’il « aprins la religion luterienne ». Il effectue plusieurs voyages à l’étranger avant de revenir à Rouen s’installer définitivement en avril 1671.
Au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes (qui accordait une certaine forme de tolérance envers les protestants et avait pour objectif de mettre fin aux Guerres de Religion), Jacques Papavoine est contraint de loger à son domicile un brigadier, une trompette, trois cuirassiers, ainsi que deux valets. Confronté à sa résistance, le premier novembre, quatre cuirassiers supplémentaires sont envoyés dans sa maison familiale. La pression est déjà considérable et doit encore s’intensifier puisqu’il « estois escrit sur le rolle pour en avoir encore 12 d’augmentation ».
Le choix s’impose donc pour ce marchand, mais le départ est impossible en raison de la grossesse de sa femme. Il parvient à résister quelques semaines à cette “mission bottée” qui frappe les protestants rouennais, mais aussi l’ensemble du royaume de France depuis 1681. L’objectif pour le pouvoir royal est bel et bien d’unifier le territoire autour d’une foi unique. Le départ est complexe car les protestants n’ont pas le droit de sortir des frontières. Supporter les brimades de la soldatesque n’est pas une option non plus. Ainsi, Jacques Papavoine affirme « qu’il estoit inposible de pouvoir resister aux juremens, blasfaimation, désordres, volles ». Dans ses Mémoires, Isaac Dumont de Bostaquet - un gentilhomme normand - relate lui aussi cette dragonnade rouennaise dans des termes similaires.
L’un comme l’autre font d’abord le choix de la conversion. Jacques Papavoine justifie son acte en affirmant que c’est la « persécution diabolique (qui) m’a obligé de faire comme les autres religionnaires ». En novembre, il est reçu par le curé de Saint-Godart avec sa servante, alors qu’une partie de sa famille s’enfuit aux Provinces-Unies et en Angleterre. Il continue de faire des affaires dans une capitale normande vidée d’une partie de ses protestants et constate progressivement qu’il doit réorganiser son réseau en raison de la dispersion de ses correspondants habituels. En septembre 1699, il est contraint de présenter l’une de ses filles au lieutenant général qui « me l’a fait aracher (des) bras & conduire au couvent des Nouvelles Cattoliques ». Cherchant à envoyer un à un ses enfants à l’étranger, il constate la fuite progressive des protestants de Rouen jusqu’au début du XVIIIe siècle. Il garde aussi des liens solides avec les terres de refuges de ses coreligionnaires. Dans un monde profondément bouleversé, on sent toute la souffrance qui se dégage des lignes qu’il rédige. Ce sont bien celles d’un homme déraciné en son propre royaume et profondément troublé par cette conversion à une foi qui n’est pas la sienne et qu’il n’adopte jamais véritablement.
Si Dumont de Bostaquet fait, lui aussi, le choix de la conversion, il se résout finalement à sa première idée : le refuge. Il rejoint d’abord les Provinces-Unies et, en militaire, s’engage au côté de Guillaume III pour son expédition anglaise. Celui-ci termine pauvrement sa vie en Irlande à Portarlington. Dans cette petite ville se regroupent nombre d’officiers trop âgés pour servir et y forment une petite colonie de protestants français en exil. Sa fuite du royaume n’a pas été simple puisqu’il a été blessé et contraint d’abandonner une partie de sa famille de peur des galères.
Cette politique d’étouffement des réformés est engagée par Louis XIII, renforcée avec le règne personnel de Louis XIV et, surtout, la révocation de l’Édit de Nantes qui provoque une véritable hémorragie protestante. Cet acte d’autorité fait des réformés des étrangers en leur propre pays. Entre 1660 et 1689, plus de 200 000 personnes quittent le royaume de France pour rejoindre les Provinces-Unies, l’Angleterre et ses colonies, le Saint-Empire romain germanique ou encore la Suisse. La majorité fait donc le choix de subir les persécutions royales ou de la conversion forcée. Ces changements de religion, comme Jacques Papavoine en témoigne, s’accompagnent d’un véritable lavage de cerveaux, visant prioritairement les femmes (enfermées dans des couvents) et les enfants poussés dans la foi catholique à grand renfort de pensions de dédommagement afin de jeter le trouble au cœur des familles.
Baptiste Etienne
Source :
- BM Rouen, Ms M 281, Livre de raison, par Jacques Papavoine, f° 91
- Charles Read et Francis Waddington (éd.), Isaac Dumont de Bostaquet, Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet, gentilhomme normand, sur les temps qui ont précédé et suivi la révocation de l’édit de Nantes, sur le refuge et les expéditions de Guillaume III en Angleterre et en Irlande, Paris : Michel Lévy frères, 1864
Bibliographie :
-Jean Bianquis et Émile Lesens, La révocation de l’Édit de Nantes à Rouen - Essai historique - suivi de Notes sur les protestants de Rouen persécutés à cette occasion, Rouen : Léon Deshays, 1885, p. 68
- Luc Daireaux, Réduire les huguenots - Protestants et pouvoirs en Normandie au XVIIe siècle,Paris : Honoré Champion, 2010
- Philippe Joutard, La Révocation de l’édit de Nantes ou les faiblesses d’un État, coll. « Folio histoire », Gallimard, 2018
- Janine Garrisson, L’Édit de Nantes et sa révocation - Histoire d’un intolérance, Sciences humaines - Histoire, Points, 1987
- Thierry Sarmant, « La révocation de l’édit de Nantes », dans Louis XIV, Taillandier, 2014
« Leger luy mit les deux doigts par derriere
p(ou)r dire cocu, il le vit dans un miroir, crut
que c’estoit Mad(am)e de Long(ueville) qui avoit fait cela
et revint p(ou)r luy dire : “je le sçavois bien Mad(am)e,
mais il n’estoit pas necessaire q(ue) vous prissiez
la peine de m’en avertir"! »
C'est sur ce simple quiproquo qu’un épisode houleux et loufoque de la vie du duc et de la duchesse de Longueville commence. Ces quelques lignes sont le fait de Victor Texier (1617-1703), celui-là même que j’évoquais dans un précédent article sur les “Généalogies trafiquées...”. Il écrit ses Mémoires alors qu’il est prieur de Saint-Ouen de Rouen de 1663 à 1669.
Ce religieux est un proche des Longueville et, en particulier du duc, qu’il connaît bien. Nul doute que celui-ci est sa source au sujet de cette histoire dans laquelle il est partie prenante.
Revenons sur les faits. Nous sommes à la veille de la Fronde (1648-1652). Alors qu’il se rendait à la chasse, le duc prend le temps de faire un détour par la chambre de la duchesse qui est en train de se faire coiffer par sa servante, Madame Leger. Aux “cheveux admirables”, cette jeune servante est la fille d’un homme qui s’est ruiné pour faire imprimer un ouvrage en plusieurs langues. Elle a toute son importance dans cet épisode. Après son service auprès de la duchesse, elle se serait mariée en Basse-Normandie.
La duchesse reçoit alors le duc “assez bien” mais, au moment de sortir de la chambre, il aperçoit dans le miroir un signe de doigts réalisé par la servante. Ce signe faisant explicitement référence à une rupture des saints sacrements de mariage. Croyant que ce fameux signe est l’œuvre de la duchesse, s’en suit la répartie évoquée ci-dessus. Pourtant, il semble bien que la duchesse n’ait pas entendu cette phrasette cinglante. Elle dû comprendre le malaise par la suite puisqu’il “n’a jamais couché avec elle” par la suite.
Le duc et la duchesse de Longueville
Le duc et la duchesse sont des personnages hauts en couleur qui gagnent à être connus. Depuis 1619, Henri II d’Orléans est gouverneur de l’une des principales provinces du royaume de France, la Normandie. Dans ses Mémoires, son ami Texier nous dresse un portrait de lui en affirmant qu’il “estoit petit, avoit infinim(ent) d’esprit, touj(ou)rs pirouettant, affable et parla(nt) à tout le monde”. C’est aussi un homme qui aime à se montrer puisqu’il “marchoit souve(nt) à pied à Rouen, son carosse derriere, les gardes jam(ais) deva(nt) luy, son chapeau sous le bras, et salua(nt) de costé et d’au(tr)e”. Dès 1620, il est une première fois suspendu de ses fonctions pour s’être révolté dans le parti de Marie de Médicis. À partir de 1637, on note un certain retour en grâce. Ainsi, il participe à plusieurs campagnes militaires au service du roi. En 1648, c’est l’apogée, puisqu’il est l’un des négociateurs pour les préliminaires des Traités de Westphalie qui mettent un terme à la guerre de Trente Ans.
Anne Geneviève de Bourbon est une intrigante avec “infinim(ent) d’esprit”. Texier nous précise que “quant elle plait, c’estoit d’ord(inai)re avec un air gracieux et souria(nt)”. Dans les années 1660, elle “fut touchée de Dieu aux Carmelites de Bordeaux” et s’en ouvre à Victor Texier. Leur mariage se déroule en 1642, alors que la duchesse a 24 ans de moins que le duc. Cette union est d’abord heureuse, en tous cas du point de vue du duc. Ainsi, les premières années, le duc “aimoit fort M(ademoise)lle de Bourbon qui estoit très belle, mais elle ne l’amoit gueres”. En outre, malgré cette dispute conjugale, c’est elle qui le pousse à s’engager dans la Fronde pour s’associer avec ses frères, le Grand Condé et, surtout, le prince de Conti. Elle le soutient tout du long dans cette entreprise, et ce, même après son arrestation en janvier 1650. Elle tente alors de soulever la province de Normandie, mais échoue et se réfugie à La Haye.
Revenons de la grande à la petite histoire. Il faut attendre plusieurs années et la fin de la Fronde pour que la duchesse revienne auprès de son époux et il “la traitoit d’abord très froidem(ent)”. Cela ne se fait pas sans heurts. Leurs amis doivent intervenir, négocier, afin de “racommoder” le couple déchiré. Le duc et la duchesse finissent par se retrouver dans la chambre du lieu du crime avec une mise en scène théâtrale. Finalement, “il luy rendit toute sa confiance” et tout rentre dans l’ordre.
Au terme de ce petit exposé, la tromperie n’est pas véritablement attestée. Il demeure un point central, non élucidé et qui ne cesse de m’intriguer... quel était donc ce signe ? Je me dis que cela peut toujours servir pour mes amis lecteurs, à l’occasion...
Baptiste Etienne
Sources :
- BnF, F FR 25 007, Mémoires, par Victor Texier, f° 14 et 15
- Matthäus Merian, “Gravure d’Henri d’Orléans, duc de Longueville”, dans le Theâtre Européen, vers 1650
- Nicolas Regnesson, Portrait d’Anne Geneviève de Bourbon-Condé, duchesse de Longueville, en buste de 3/4, Collection Michel Hennin, BnF, deuxième moitié du XVIIe siècle
Bibliographie :
- Madeleine Foisil, « Une mort modèle. La mort du Duc de Longueville, gouverneur de Normandie (1663) », Annales de Normandie, 1982, p. 243-251 (http://www.persee.fr/doc/annor_0000-0003_1982_hos_1_1_4173)
- Arlette Lebigre, La duchesse de Longueville, Perrin 2004
- Rémy Scheurer, « Henri II d'Orléans-Longueville, les Suisses et le comté de Neuchâtel à la fin de la guerre de Trente Ans », dans 1648 : Die Schweiz und Europa, 1999, p. 99-109
- Sophie Vergnes, « La duchesse de Longueville et ses frères pendant la Fronde : de la solidarité fraternelle à l’émancipation féminine », Dix-septième siècle, n° 251, 2011 (https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2011-2-page-309.htm)
Le dictionnaire universel d’Antoine Furetière, comme tous les dictionnaires et les encyclopédies de l’époque moderne sont d’une importance capitale. À travers une normalisation des concepts qu’induit implicitement toute tentative de définition, ceux-ci nous offrent une fenêtre sur l’état de la langue et les mentalités à un moment donné.
Ainsi, un dictionnaire ne se lit pas uniquement pour ses définitions, mais aussi pour son organisation interne, ses absences ou l’ordre des entrées pour un même terme qui induisent une hiérarchie. Prenons un autre exemple : tout le sel de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert repose sur ses renvois ingénieux et non sur le contenu des articles pris indépendamment les uns des autres.
Antoine Furetière, né à Paris en 1619 et est issu d’une famille bourgeoise peu en vue. Il effectue des études de bonne qualité qui lui donnent d’excellentes références antiques. Avant d’être reçu comme avocat en 1645, il fait des études en droit canon. Il achète ensuite la charge de procureur fiscal de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
Finalement, sa carrière prend une autre voie puisqu’il entre dans l’état ecclésiastique et devient abbé de Chalivoy dans le diocèse de Bourges puis prieur de Chuines. En parallèle, il développe un véritable intérêt pour les lettres et publie dès 1653 son Voyage de Mercure et ses Poésies diverses en 1655. Ami de La Fontaine, il est reconnu par Racine et Molière. En 1662, il est élu à l’Académie Française. Alors que l’Académie travaille à un dictionnaire depuis 1637, Furetière projette d’élaborer le sien, ce qui lui vaut une accusation de profiter de ce premier travail à son profit. La publication d’une première version de son dictionnaire lui vaut une exclusion de l’Académie. C’est sans doute ce qui explique que le Dictionnaire universel n’est publié qu’après sa mort – à titre posthume donc – en 1690 (juste avant la publication de la première édition du Dictionnaire de l’Académie).
Le principal mérite du Dictionnaire universel repose sur sa richesse qui en fait l’un des meilleurs instruments de travail lexicographique du XVIIe siècle. C’est une véritable somme linguistique de son époque, incluant les termes spécifiques liés au monde du travail et des techniques. En somme, c’est un véritable témoin de la langue de son temps, et ce, malgré des lacunes. N’y apparaissent pas certains termes qui figurent dans le Dictionnaire français de Richelet ou dans celui de l’Académie, mais dans l’ensemble le dictionnaire de Furetière est plus complet et sa volonté est essentiellement didactique à travers des définition courtes et percutantes. Enfin, les termes définis sont régulièrement accompagnés de l’étymologie, ce qui n’est pas sans mérite pour l’époque.
Nous l’avons dit, la publication du Dictionnaire universel de Furetière intervient dans un contexte de concurrence avec celui de l’Académie française. En fait, le jour même où les Académiciens présentent un exemplaire de leur travail à Louis XIV, l’éditeur hollandais Leers présente quant à lui sa seconde édition du dictionnaire de Furetière. Toutefois, les deux dictionnaires n’ont pas la même vocation puisque celui de l’Académie vise à proposer un lexique normatif qui légifère quant aux configurations des usages de la langue. La notion de pureté linguistique y est omniprésente. Le fait que ce dictionnaire soit proposé par une quarantaine des plus éminents hommes de lettres est considéré comme une garantie majeure de son autorité.
La réaction de l’Académie française face à la publication d’un premier Essais de son dictionnaire et la suppression de son privilège royal pousse Pierre Bayle, un partisan de Furetière, à le convaincre du bien-fondé d’une publication en Hollande où il est alors réfugié. Bayle, lui-même, préface cet ouvrage majeur qui vaudra un procès à son auteur.
Dès sa sortie, le dictionnaire est immédiatement en butte à de violentes critiques. Les Jésuites évoquent un ouvrage infecté du « venin de l’Hérésie » et entreprennent très rapidement l’élaboration d’un nouveau dictionnaire universel « catholiquement correct » et qui n’est publié qu’en 1704. Ces querelles autour du Dictionnaire de Furetière sont finalement créatrices puisqu’il en résulte de grands travaux divisés en deux camps opposés. L’un savant, qui tend à favoriser la norme du « bon usage » dont Furetière est partisan, et l’autre plus « mondain », celle du « bel usage » incarné par une majorité des membres de l’Académie française. En somme, si Furetière s’est inspiré du travail de l’Académie – il s’est véritablement passionné pour le projet de dictionnaire – il en fait “autre chose” et c’est ce qui explique qu’il s’agisse toujours d’une référence de nos jours, essentiel aux recherches généalogiques et historiques.
Baptiste Etienne
Sources :
- Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, 1690 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50614b)
Bibliographie :
- Fabienne GÉGOU, Antoine Furetière, abbé de Chalivoy ou la Chute d'un immortel, Nizet, Paris, 1963
- François OST, Furetière - La démocratisation de la langue, Michalon, Paris, 2008
- Alain REY, Antoine Furetière - Un précurseur des Lumières sous Louis XIV, Fayard, Paris 2006 (https://books.google.fr/books?id=Bq6-5Ju8HPEC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false)
Empli de nos idées préconçues et de nos stéréotypes contemporains, nous pensons tous savoir ce qu’est un bourgeois. On est pourtant bien loin de la chanson de Jacques Brel de 1962, dans laquelle il met en accusation l’ascension sociale. Ce chanteur d’exception se plait à évoquer des provocations répétées vis-à-vis des notaires embourgeoisés sortant de l’Hôtel des Trois Faisans. Prenons, par exemple, le Registre des délibérations de l’assemblée des marchands qui fait état de listes de bourgeois rouennais des années 1648 à 1678. Ceux-ci ont alors voix au chapitre lors des assemblées générales.
À Rouen, ils participent donc à l’élection des prieurs et des consuls des marchands. Organisé sur un modèle proche des parisiens et des lyonnais, cette institution a un pouvoir d’inspection des marchandises qui arrivent dans la ville. Pour ce faire, ils nomment des commis et inspecteurs chargés de visiter les cargaisons et de condamner ceux qui apportent des marchandises de mauvaise qualité. Ces juges sont élus et les bourgeois participent effectivement au suffrage.
Ils sont aussi invités à voter pour les officiers municipaux lors des assemblées générales de la ville. Celles-ci offrent la possibilité d’élire les magistrats municipaux, appelés maires ou “premiers échevins”, comme c’est le cas à Rouen. Le choix d’un maire est d’importance puisqu’il préside les bureaux servants où se décident la majeure partie des options du corps de ville, le maire est donc amené à entretenir une imposante correspondance avec les autres organes de l’administration royale. N’allez pourtant pas croire que ces élections se font au suffrage universel ! Dans les faits, seuls les plus riches et les plus puissants votent, toujours des hommes semble-t-il. Ce droit de vote appartient en théorie à tous les chefs de famille, mais les candidatures ne sont pas libres. On peut même parler d’une véritable cooptation puisque les électeurs doivent choisir leur favori sur des listes d’éligibles. L’assemblée propose ensuite trois noms au roi qui peut choisir de suivre le suffrage ou non. Toutefois, comme dans le cas Nantais, sur 126 élections de maires entre 1598 et 1789, 100 résultats peuvent être analysés et la concorde prédomine. Dans l’écrasante majorité des cas l’autorité centrale suit totalement ou partiellement l’expression des votes (en choisissant le candidat ayant obtenu le plus de voix ou dans la liste des trois noms suggérés). Seuls 7 exemples laissent apparaître de graves conflits qui provoquent un choix hors de la liste.
En somme, qu’est-ce qu’un bourgeois durant l’époque moderne ? S’il faut résider en général un an dans une ville pour revendiquer le statut d’habitant, le bourgeois est un peu plus que cela. On peut considérer qu’il s’agit d’un habitant “hyper-privilégié”, une sorte d’élite urbaine par excellence. Ainsi, dans les villes, comme dans toute la société d’Ancien Régime, l’idée de hiérarchie est centrale. Pour devenir bourgeois, il faut donc remplir un certain nombre de critères juridiques : la naissance dans la cité, la résidence, au moins lors des fêtes principales, l'hérédité du statut de bourgeois, le paiement d'un droit d'entrée, la participation aux charges communes, l'inscription sur un livre…
Être bourgeois dans une ville c’est bénéficier d’un statut juridique spécifique et appartenir à une communauté, mais c’est aussi bénéficier de droits et de devoirs :
- Les bourgeois bénéficient d’une certaine protection de la justice municipale puisqu’ils ne peuvent être jugés ailleurs que dans leur ville de rattachement. Ils échappent donc aux saisies de biens ou aux peines d’emprisonnement pour dettes. Et ce n’est pas rien puisque c’est la première cause d’emprisonnement durant l’époque moderne.
- Les bourgeois bénéficient aussi d’avantages fiscaux qui peuvent varier en fonction de ses activités. Ainsi, ceux qui ont ce statut ne sont pas soumis à la fiscalité directe, telle que la taille à Valenciennes. En ville, ils restent assujettis à une certaine charge fiscale sur les produits alimentaires (bière, vin, sel ou encore hareng) et sur les productions manufacturés. Ces impôts assurent effectivement une bonne part des recettes des municipalités.
- Enfin, les bourgeois doivent participer à la défense de la ville à travers les milices bourgeoises. Ils sont donc contraints de protéger les remparts et les portes, de sécuriser les rues et d’encadrer les cérémonies publiques. Si l’objectif pour les villes est de ne pas dépendre de garnisons de soldats, il demeure que cette charge est lourde puisque les bourgeois ne sont pas rémunérés pour les interventions intramuros, mais seulement si l’exercice de leur fonction sort du cadre urbain.
Toutefois, Jacques Brel n’est pas si loin ! Il suffit de jeter un œil à la Muse Normande du petit imprimeur rouennais David Ferrand (v. 1590-1660) pour s’en rendre compte. Souvent critique, parfois railleur et impertinent, celui-ci ne cesse de dépeindre le statut de bourgeois comme un jeu d’apparences où le vrai et le faux se mêlent et s’entremêlent :
« Voyant ainsi tant de plaisans moder,
Et les bourgeois & courtaux de boutique,
Comme jadis un Roland frenatique,
De drap de Thyr leur corps accomoder »
Dans ses poèmes, David Ferrand utilise le patois purinique, la langue des ouvriers du drap de Rouen, pour se faire le porte-parole du petit peuple. Le personnage du bourgeois est alors comparé à un simple tenancier de boutique qui - enrichi par ce commerce - pourrait se vêtir des habits les plus distingués afin de tromper son monde.
Baptiste Etienne
Sources :
- AD S-M, 201 BP 270, Registre des délibérations de l’assemblée des marchands (1648-1678), assemblée générale du 10 janvier 1651
- Alexandre HÉRON, La Muse normande de David Ferrand - publiée d’après les livrets originaux (1625-1653), et l’inventaire général de 1655, avec introduction, notes et glossaire, vol. 1, impr. de E. Cagniard, 1891
Bibliographie :
- Simona CERUTTI, Robert DESCIMON et Maarten PRAK, « Le droit de bourgeoisie dans l’Europe moderne - Groupe de travail international. Paris, 7-8-9 octobre 1993 », Histoire intellectuelle - Réflexions collectives sur l’histoire sociale, n° 11, 1993 (http://journals.openedition.org/ccrh/2778)
- Yves JUNOT, Les bourgeois de Valenciennes - Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630), Presses Universitaires du Septentrion, 2009 (https://books.google.fr/books?id=-bjgxgNWOGsC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false)
- Guy SAUPIN, « Les élections municipales à Nantes sous l’Ancien Régime (1565-1789) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 3, 1983, p. 429-450 (http://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1983_num_90_3_3133)
« 1645
Audit mois de janvier, fut executée une pauvre femme de la parroisse de St Maclou, en la rue des Ravisez qui, par desespoir ou autre violence, occit d'un couteau en plusieurs parties son enfant qui estoit aagé environ de sept (ans), et fut pendue et estranglé, ayant auparavant senti par trois fois le feu, et son corps fut donné au curé dudict St Maclou, et inhumé dans le cimetiere »
Plantons le décor : le drame se déroule paroisse Saint-Maclou de Rouen et ce n'est pas un hasard. Avec 21,74 ha, il s'agit de la seconde paroisse rouennaise en terme de superficie. Néanmoins, elle est sans conteste la plus populeuse de la ville, avec plus de douze mille habitants au milieu du XVIIe siècle, soit 30 % de l'ensemble de la population à elle seule. Résidant dans la rue des Rats-Visés, cette « pauvre femme » devait dépendre professionnellement de l'activité drapière, très importante à Rouen à cette époque. Les pollutions visuelles et olfactives renvoient les métiers du draps aux marges de l’espace urbain. Par ailleurs, au XVIIIe siècle, les ouvrières du textiles – couturières, fileuses ou ouvrières en dentelle – représentent une bonne part des accusées d'infanticides devant le Parlement de Paris.
Encore de nos jours, le meurtre intrafamilial alimente périodiquement la rubrique « faits divers » des médias, mais que se passe-t-il en janvier 1645 ? On exécute une femme qui aurait commis, à une date inconnue, le meurtre de son jeune enfant à l'aide d'un objet contondant. Ce n'est qu'au XVIe siècle que la criminalisation de l'infanticide et de l'avortement devient systématique. Or, l'infanticide a bénéficié d'une vision ambiguë durant l'époque moderne et cette exécution n'échappe pas à la règle.
Crime de sang et péché contre la religion, l’infanticide cristallise donc une double transgression et occupe le sommet de la hiérarchie pénale, à l’image du parricide. Par ailleurs, dans la mémoire collective, l'histoire d'Abraham, à qui Dieu demande de lui donner son fils unique en sacrifice, est tout à fait révélatrice de l'interdit attaché au meurtre de l'enfant. Sans être un crime de masse, l'infanticide occupe une place privilégiée des jugements. Dans les pays habsbourgeois par exemple, les coupables sont enterrées vivantes puis empalées à l’aide d’un pieu, mais à partir de la fin du XVIIe siècle, on préfère la décapitation. La preuve du crime dans le cas rouennais qui nous intéresse ne semble pas poser de problème majeur et on observe un châtiment exemplaire. Pendue et étranglée, la meurtrière est d'abord passée à trois reprises par le feu. Cette pendaison s'est probablement déroulée sur le lieu du crime, ce qui représente la peine la plus généralement donnée lorsque la culpabilité de l'accusée ne fait aucun doute. Durant le XVIIIe siècle, devant le Parlement de Paris, on peut considérer que près d'un quart des accusées d'infanticides sont condamnées à la peine capitale. Toutefois, tout au long du siècle des Lumières, la peine est souvent atténuée en appel. L’indulgence des juges atteint d’ailleurs son apogée sous le règne de Louis XVI, y compris lorsque la culpabilité de l’accusée est presque incontestable.
Enfin, une inconnue demeure : qui est cette « pauvre femme » ? En la matière, le Journal de Philippe Josse ne fourni aucune information supplémentaire. La consultation des registres paroissiaux n'est d'aucun secours puisque les condamnés à mort n'y figurent habituellement pas. Il demeure qu'elle a sans doute bénéficié d'un traitement de faveur – tout relatif j'en conviens – puisqu'elle est finalement inhumée en terre consacrée. Or, la sépulture ecclésiastique des condamnés à mort ne peut intervenir qu'avec l'accord du pouvoir civil. Toutefois, celle-ci a du faire l'objet d'une inhumation dans un espace spécifique et a été inscrite à part dans les registres. Comment interpréter cet isolement post mortem ? Les autorités ne souhaitent naturellement pas inhumer les suppliciées dans les fosses communes, aux côtés des autres morts qui ne sont pas frappés d'opprobres...
Baptiste Etienne
Source :
- BM Rouen, Ms. M. 41, Journal, par Philippe Josse
Bibliographie :
- Stéphane MINVIELLE, « Marie Bonfils, une veuve accusée d'infanticide dans le Bordelais de la fin du XVIIe siècle », Dix-septième siècle, n° 249, 2010 (https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2010-4-page-623.htm)
- Daniela TINKOVÁ, « Protéger ou punir ? Les voies de la décriminalisation de l'infanticide en France et dans le domaine des Habsbourg (XVIIIe-XIXe siècles) », Crime, Histoire & Sociétés, vol. 9, n°2, 2005 (https://chs.revues.org/290#bodyftn15)
Quoi de plus normal que l’établissement d’un traité de mariage en janvier 1636. Celui-ci uni Jean Perdrix et Catherine Allais. Tous deux sont issus du même milieu social puisque le père de Jean était procureur au bailliage et siège présidial de Rouen alors que Catherine est fille d’un procureur au Parlement et son beau-père est avocat de la même cour souveraine. Exemple type de l’homogamie sociale, le frère de la mariée apporte 1 000 livres pour don mobile et 50 livres pour les épousailles, et ce, sans compter la mise en place d’une rente de 35 livres. En Normandie, ce don est un avantage que la femme accorde ordinairement à son mari sur sa dot. De ce mariage, somme toute classique, naissent deux enfants.
Or, à partir de 1647, Catherine Allais engage une procédure de divorce et celle-ci mettra cinq années à aboutir. Cette démarche est donc longue et semée d’embûches.
Correspondant dans les faits à une séparation de biens et de corps qui n’est entérinée au bailliage que le 20 avril 1652. Il s’agit alors de prendre acte des lettres royaux obtenues devant la chancellerie dès le mois de janvier, de l’inventaire des biens meubles du couple du mois de septembre précédent et de l’ensemble des actes d’une procédure complexe. La fin du jugement entraîne l’enregistrement de Catherine Allais au tableau du tabellionage, ce qui lui offre, par la même, la possibilité de passer des actes sans l’autorisation de son époux.
Que s’est-il passé depuis le mariage ? Jean Perdrix n’a pas choisi la voie des offices mais est devenu teinturier en soie. Cette activité oblige le couple à s’installer sur L’Eau de Robec, au cœur de la paroisse populeuse de Saint-Vivien, largement tournée vers le textile.
Or, depuis quelques temps, Jean et Catherine sont tombés malades. Le maître teinturier est “paraliticque”, alors que Catherine est “grandem(en)t incommodée en sa santé (et) des executions rigoureuse faictes en leurs biens”. Et pour cause, les propriétaires et les créanciers tombent sur le couple à bras raccourcis et c’est sans compter sur les chirurgiens qui réclament près de 200 livres. Dès le mois de février 1652, la séparation civile (mais pas encore de corps) obtenue, Catherine empreinte 94 livres à un marchand afin de subvenir à ses besoins pressants. Afin d’apitoyer les juges, cette femmes met en avant que, lors du mariage, elle a apporté “bonne et grosse valleur”. Elle accuse son mari de “mauvais mesnage” puisqu’il aurait “dissipéz” l’ensemble des biens du couple. De même, elle demande la séparation de bien en considérant qu’elle “seroit en voye de tomber en pauvreter et mandicité”. L’argument est sans doute exagéré, mais a le mérite de souligner une situation financière précaire. Par ailleurs, c’est un point central de la Coutume normande dont la maxime est "bien de la femme ne peut se perdre" (art. 539 et 540). En somme, comme partout ailleurs, le régime matrimonial normand peut se résumer en quelques mots : la femme apporte une dot, mais le mari n'a que l'administration et la jouissance des biens durant le mariage. Les immeubles apportés par la femme sont en principe inaliénables.
Enfin, Catherine Allais insiste sur l’inaptitude du mari, alors en “incapacité de gaigner sa vye” et sur leur dépossession matérielle puisqu’ils n’ont plus de meubles dans la maison... tous saisis en raison de leurs dettes.
Contrairement à une idée reçue, le divorce existe en France avant même la Révolution française. Le terme apparaît même en toutes lettres dans les documents de séparation de ce couple. Déjà en vigueur à Rome durant l’Antiquité (par répudiation ou par consentement mutuel), le divorce est finalement interdit en 1563 par le Concile de Trente en raison de l’indissolubilité du mariage prônée par l’Église. Or, en 1694, le Dictionnaire de l’Académie française considère encore qu’il s’agit bien là d’une “rupture de mariage”. A la fois usité pour de simples dissensions de couples, ce terme est d’usage pour les séparations de “corps & de biens”. Selon la Coutume normande et dans les faits, cette séparation n’intervient que dans des cas rares d’inconduite ou de violence mais, ici, il s’agit essentiellement pour la femme de se désolidariser financièrement de l’époux. Une forme de divorce avant la lettre, mais qui n’induit qu’un relâchement des liens conjugaux.
Par ailleurs, dans les colonies américaines dépendantes de la couronne anglaise, la législation sur le divorce est déjà plus libérale au XVIIIe siècle. Dans le Massachusetts, par exemple, il est possible de divorcer pour abandon ou adultère dans toutes ses formes. Toutefois, il faut attendre 1773, pour que les femmes obtiennent le droit d’engager cette procédure qui est longtemps demeurée un apanage masculin et les cas de divorces y sont restés rares... 143 prononcés de 1692 à 1786.
Baptiste Etienne
Source :
AD S-M, H dépôt 2 H 15, Papiers étrangers aux hospices, “Contrat de mariage et papiers concernant le sieur Perdrix, teinturier à Rouen, et Dlle Catherine Allais (1647-1652)”
Bibliographie :
- David BASTIDE, "La survivance des coutumes dans la jurisprudence du XIXe siècle (1800-1830) - Autour de la femme, de la dot et du douaire normands", Annales de Normandie, n° 56, 2006, p. 395-414 (http://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2006_num_56_3_1586)
- Adrien Jean Quentin BEUCHOT, Oeuvres de Voltaire - Avec préfaces, avertissements, notes, etc., vol. 28, Paris, chez Lefèvre, 1829, article "divorce", p. 436-439
- Jean-Louis HALPERIN, "Les fondements historiques des droits de la famille en Europe - La lente évolution vers l'égalité", Informations sociales, n° 129, 2006, p. 44-55 (https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2006-1-page-44.htm)
- Roderick G. PHILLIPS, "Le divorce en France à la fin du XVIIIe siècle", Annales, n° 34, 1979, p. 385-398
« Le lendemain du jour de Noel, M. le president de Franquetot envoya un huissier chez touts Mrs du Parlement, qui estoient pour lors à Rouen, pour les prier de se trouver chez luy le jour suivant, jeudy 27 du mois. On croyoit que ledict sieur president eust quelque chose de fort considerable à proposer & à quoy il fust fort important de pourvoir puisqu’il assembloit ainsy la compagnie en un temps auquel le Parlement estoit vacant »
Dans son Mémoires, Robert Bigot (1633-1692) fait état de son étonnement en raison de la convocation du Parlement en période de vacances du Parlement de Normandie. En 1652, ce magistrat a d’abord été en tant qu’avocat, puis conseiller aux requêtes en 1654. Il occupe cette charge jusqu’à son décès. Celui-ci est donc membre d’un Parlement de province, c’est-à-dire d’une cour souveraine prestigieuse qui juge en dernier ressort. Cette institution reçoit donc tous les procès en appels des tribunaux subalternes, ainsi que les affaires impliquant les pairs, les chapitres, les communautés, les bailliages ou les sénéchaussées.
Que se passe-t-il en cette période de Noël 1658 ? Le président à mortier Robert Franquetot (1600-1666), sieur de Coigny, décide subitement de réunir à son domicile tous les parlementaires présents dans la ville de Rouen. Ce président n’est pas n’importe qui puisqu’il occupe cette charge depuis une vingtaine d’années, ce qui lui offre une certaine aura. Déjà en 1629, il a été lieutenant-général du bailli de Cotentin et président au Présidial de Coutances, avant d’être reçu président à mortier à la résignation de son père. Enfin, Franquetot a tenu la première présidence du Parlement, par intérim, après la mort de Faucon de Ris en 1663. Voysin de La Noiraye, l’intendant de la province, juge qu’il est un “homme de petit esprit, lequel neantmoins ayant passé quelques années dans la charge de lieutenant-general de Coutance et plusieurs dans celle de president au Parlement, s'est acquis quelque capacité ; touttesfois assez mediocre pour la fonction de sa charge”. L’intendant ajoute même subtilement que Franquetot “est fort impatient, n'a nul interest sordide, mais donne beaucoup dans la justice à ses amis et à la faveur”.
Si la décision de réunir extraordinairement les juges en pleine vacances ordinaires n’a rien d’inhabituel, il demeure que le président aurait pu faire le choix d’attendre la rentrée puisque cette réunion a pour seule vocation de présenter un arrêt du conseil du roi. Celui-ci vise à interdire la fabrication de liards à partir de la fin du mois. Les liards sont une monnaie de billon ou de cuivre qui vaut 3 deniers ou le quart d'un sou, ils sont réduits à 2 deniers par lettres patentes de 1658. Sous Louis XIV une ordonnance de 1654 oblige à fabriquer les liards en cuivre pur et sans aucun mélange. Or, Robert Bigot considère que cet arrêt n’a rien de nouveau car la cour en avait déjà été informée quinze jours auparavant. On ne juge donc pas nécessaire de réaliser un arrêt à ce sujet.
Cette remarque de Robert Bigot invite à nous interroger quant à l’absentéisme des parlementaires. L’année judiciaire, en elle-même, conditionne la présence des magistrats. Celle-ci est ponctuée par de nombreuses vacances et jours chômés ; pour seulement cent soixante-dix jours d’exercice par an. On est donc bien loin de nos cinq semaines de congés payés instaurés en France depuis 1982...
Les historiens ont longtemps considérés que les parlementaires du Grand Siècle sont massivement absents et que seuls quelques uns s’occupent d’évacuer les affaires courantes. Or, au milieu du XVIIe siècle, il ressort nettement que ces officiers ont une présence que l’on peut considéré comme “moyenne”. La part de ces juges totalement absents ou très présents est faible. En outre, l’institution parlementaire est soucieuse d’assurer la discipline et aborde la question de l’absentéisme dans nombre d’arrêts de règlement.
Bref... il ne me reste qu’à vous souhaiter de bonnes fêtes et, surtout, de bonnes vacances ! Peut-être pourriez-vous vous inspirer de Robert Bigot qui déclare, dans la suite de son Mémoires, avoir “travaillé pendant ces festes à revoir les livres d’Homere, sur lesquels j’ay fait quelques remarques qui peuvent servir à destromper ceux qui proposent cet ouvrage comme le modelle le plus accomply d’un poëme heroique”.
Baptiste Etienne
Source :
BM de Rouen, Montbret 986, Depuis la Saint Martin 1657 jusques à la Saint Martin 1658, par Robert Bigot de Monville, f° 1 et 2
Bibliographie :
- Baptiste ETIENNE, Le Parlement, les parlementaires rouennais et l'autorité royale, durant la Fronde (1648-1652), vol. 1, Mémoire de Master II, Université de Caen, 2013 (https://www.academia.edu/21860361/Le_Parlement_les_parlementaires_rouennais_et_l_autorit%C3%A9_royale_durant_la_Fronde_t._I_)
- Virginie LESAGE, « Multiples domaines abordés par les arrêts de règlements », dans Du Parlement de Normandie à la Cour d'appel de Rouen (1499-1999), Nicolas PLANTROU (dir.), Paris, Imprimerie nationale, 1999, p. 214
- Thomas LUTTENBERG, « Messieurs sont absents. L’assiduité des trésoriers généraux de France au bureau des finances de Bourges (1578-1650) », dans Offices et officiers « moyens » en France à l’époque moderne - Profession, culture, Michel CASSAN (dir.), Pulim, Limoges, 2004, p. 75-95
Sitographie :
https://parlementdeparis.hypotheses.org/ (blog de recherche "Parlement(s) de Paris et d'ailleurs (XIIIe-XVIIIe s.)", réalisé par Isabelle Brancourt et proposant d’innombrables références sur le monde parlementaire d'Ancien Régime)
De manière générale et contrairement aux idées reçues, le statut de la veuve permet un certain maintien de rang social. Elles bénéficient de diverses formes de solidarité au sein des corporations de métiers ou des confréries religieuses. Toutefois, la question financière demeure alors que près de 30 % des Rouennaises de la seconde moitié du XVIIe siècle meurent après leurs maris.
Le veuvage entraîne t-il un déclassement économique ? La réponse à cette problématique est complexe, en raison d’un manque de sources fiscales, de livrets de compte ou de toutes autres documents permettant une approche macroéconomique de la situation des femmes seules. Prenons l’exemple de Nouelle Jouane (1605-1668), évoquée quelques mois après son décès à l’âge de 63 ans par son neveu Robert de La Fosse :
« Il ne faut pas vous imaginer que vostre maison fust en l’estat qu’elle est sans
l’assistance & assiduité de vostre frere dans la boutique. Ma tante ayant esté
presque tousjours malade & sans beaucoup de santé depuis vostre dernier depart,
c’est beaucoup en faire de vous avoir tous eslevés & nouris. […]
Vous devés sçavoir, la bone femme s’estant embarassez
plusieurs fois de marchandise sans la vendre et je peus dire,
sans reproche, que sans mon assistance en diverses rencontre elle eust esté
assés empeché »
Par la correspondance de ce marchand mercier, on sait que dans l’année qui précède son décès celle-ci est malade « de la goutte ordinaire & d’une siatique dans les rains, dont elle souffre beaucoup ». Durant une vingtaine d’années, elle est veuve d’un marchand mercier, Thomas de La Fosse, et elle reprend alors l’établissement familial à son compte.
En octobre 1651, en tant que tutrice des enfants mineurs, elle en est encore à tenter de solder les affaires de son époux décédé depuis plus d’une dizaine d’années. Ainsi, elle cherche à recouvrer 295 livres que lui doit un marchand de Flavacourt. Toutefois, afin de maintenir la boutique à flot, elle est contrainte de s’appuyer sur l’un de ses fils et son neveu, alors que son autre fils est installé à Cadix.
Cette femme joue alors un rôle important dans l’activité familiale en tant qu’intermédiaire avec plusieurs marchands. Comme de nombreuses veuves, elle s’implique dans le commerce et on perçoit son inquiétude lorsque les affaires ne se déroulent pas comme prévu et, notamment, alors que l’un de ses fils perd la somme considérable de 60 000 livres en l’espace de six années. A son décès, elle n’a manifestement aucune dette majeure et dispose de biens meubles et de marchandises, dont des “boucaux de piques” et de la toile qui sont retirés de l’inventaire à cause des créanciers. Par ailleurs, son cas rappelle ceux étudiés par André Lespagnol qui signale 10 % de veuves parmi les négociants Malouins. Celles-ci mènent de vastes opérations commerciales, parfois risquées, comme le montre la faillite retentissante de l’une de ces femmes en 1715.
Le décès de Nouelle Jouanne laisse apparaître qu’elle est le véritable ciment du noyau familial puisqu’il provoque une profonde discorde entre ses deux fils au sujet d’une bourse qu’elle aurait constitué pour Jacques de La Fosse, alors installé en Espagne. Anticipant des tensions entre ses deux fils, l’objectif de cette pensée particulière est bel et bien d’éviter tout procès. Or, la disparition de cette bourse entraîne un conflit et les deux frères cessent alors tout commerce ensemble. Se joue peut-être ici le rôle de chef de famille, remis en cause en raison du décès d’une veuve et du non respect de sa volonté d’un partage égal entre ses deux héritiers.
S’il reste difficile d’établir la situation exacte de Nouelle Jouanne lors de son décès, sa reprise d’une activité marchande est loin d’être un cas isolé. Ainsi, de 1625 à 1655, les veuves représentent environ 27 % des demandes d’occupation de places dans la halle aux blés, située à proximité des quais au sud du Castrum de Rouen. Après 1625, l’année 1650 est la plus exceptionnelle de ce point de vu puisque trois veuves obtiennent des places. Parmi elles, la protestante Judith Cossart (1602-1684) se voit accorder en juin 1650 le droit « d’occuper sa vie durant » l’espace de vente d’Alexis Le Comte (1590-1650) qui était l’un des anciens marchands de grains. Moins d’une dizaine de jours après son décès, Judith reprend donc la place que son mari avait obtenu en février 1626 à la suite de sa mère, Susanne Le Sueur, « l’une des anciennes marchandes de grains ». Le rôle de la femme - et plus encore de la veuve - est donc de maintenir la place aux mains de la famille. Tout relâchement de ce point de vue entraînerait une forme de déclassement de l’affaire familiale puisque la place serait distribuée à un autre marchand. En parallèle, à la fin du mois de juin 1650, le fils de Judith et d’Alexis reprend la place vacante depuis quatre ans de Michel, son oncle. Ainsi, il convient pour cette famille de marchands de sécuriser deux places vacantes le même mois. Ces exemples de veuves-marchandes invitent donc à réviser notre vision de la solitude féminine et de la déchéance sociale qu’elle pourrait entraîner. Durant l’époque moderne, la veuve a un véritable rôle social et économique. Elle accède à une certaine forme d’indépendance, mais c’est d’autant plus vrai dans un secteur d’activité sans corporation et moins réglementé.
Baptiste Etienne
Source :
- AD S-M, 1 ER 2057, Livre de copies - Lettre de commerce de Robert de La Fosse, marchand mercier grossier
- AD S-M, 2 E 2 2448, Tabellionage, actes du 10/10/1640 et 2 E 1 2471, acte du 04/10/1651
- AD S-M, 3 E 1 ANC 172, Hôtel de ville - Halle aux grains, actes du 07/02/1626, du 14/06/1650 et du 18/06/1650
Bibliographie :
- Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Être veuve sous l'Ancien Régime, Paris, Belin, 2001
- Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, "La femme seule à l'époque moderne : une histoire qui reste à écrire", Annales de Démographie Historique, 2001, p. 127-141
- Laurence CROQ, "La reprise des commerces en difficulté, l'exemple de la mercerie parisienne de Louis XIV à la Révolution", L'échec a-t-il des vertus économiques ?, Congrès de l'Association française d'histoire économique des 4 et 5 octobre 2013, Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, coll. "Histoire économique et financière XIXe-XXe", Paris, 2015
- Christine DOUSSET, "Commerce et travail des femmes à l'époque moderne en France", Les Cahiers de Framespa, 2006 (http://journals.openedition.org/framespa/57)