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Dans la lignée de mon dernier article intitulé « Des pauvres dans la ville? » (ici), je vais me concentrer sur la grande précarité. Celle-ci se rencontre dans les archives rouennaises sous divers vocables qui se précisent progressivement durant l’époque moderne.
Or, cette population flottante est – par nature – complexe à définir. Toutefois, dès le XVIe siècle, le vagabond commence peu à peu à désigner le sans domicile fixe ; il devient la personne qui manque de travail et donc de ressources. De fait, dans ce cas, émerge la différence de degré et non de nature entre pauvres et mendiants ; ils appartiennent au monde de la précarité et sont placés dans une situation de dépendance et d’exclusion.


Par ailleurs, on ne trouve que 281 personnes identifiées formellement comme pauvres parmi les 48 000 Rouennais repérés pour le milieu du XVIIe siècle, ce qui est parfaitement résiduel. Les registres paroissiaux ne sont donc pas une source suffisamment précise à ce sujet et il convient de se pencher sur d’autres archives, à l’image des lieux d’assistance.
Ainsi, à Rouen, Guillaume de La Mare, âgé de 27 ans en 1637, entre à l’Hôtel-Dieu et déclare « avoir couru le pays jusque à cette nuit ». Il annonce avoir passé sa dernière nuit « soubz la porte Bouvreul » au nord de la ville. D’autres font le choix d’une grange à la campagne, des quais et plus régulièrement des églises. Ils sont nombreux à passer « quantité de nuits » à l’ombre des lieux de cultes, comme en témoigne le cas d’un « pauvre garçon » nommé Gille Leterreux. Celui-ci décède finalement à l’Hôtel-Dieu, à l’âge de 18 ans.

Répartition des pauvres de l’Hôtel-Dieu de Rouen (1637)
Répartition des pauvres de l’Hôtel-Dieu de Rouen (1637)

Vêtus de nippes et souvent inconnus des curés, ils sont retrouvés morts « sur le pavé », dans les fossés ou près des remparts, voire à proximité de lieux de cultes de la capitale normande. Or, le monde hétéroclite des pauvres ne peut se réduire à cette minorité des plus exclus et doit intégrer en son sein tous ceux qui se trouvent menacés d’indigence. Ces personnes vulnérables sont, pour l’essentiel, victimes de la conjoncture. Indéniablement, une géographie urbaine de la pauvreté et de la grande précarité se dégage.

Présente partout dans la ville, nul ne peut les ignorer. Toutefois, cette population spécifique a des espaces privilégiés. Si les pauvres se réfugient aux portes ou à proximité des remparts, c’est probablement que les contrôles aux entrées régulent l’accès à la ville. Une fois à l’intérieur, le choix du Vieux Marché de Rouen est stratégique, puisqu’on y vend quotidiennement des denrées alimentaires : charcuterie, poissons, céréales, etc. Ils peuvent donc espérer y glaner quelques restes. Les lieux de cultes permettent un accès direct aux croyants, qui sont susceptibles d’actions charitables, encore marquées par l’image du pauvre comme reflet de la puissance divine. Issue du Moyen Âge, c’est de cette vision du pauvre renvoyant à Jésus-Christ dont témoigne le tableau de Pieter Brueghel l’Ancien.

On y rencontre cinq mendiants, culs-de-jattes et estropiés qui se traînent à même le pavé sur leurs béquilles bancales dans la cour ensoleillée d'un hôpital de briques rouges. Ces pauvres invalides, en quête d’aumône qu’ils peuvent espérer dans divers lieux de la ville, suscitent la compassion du peintre puisque l’on rencontre une inscription flamande, au dos du tableau, qui proclame : " Courage, estropiés, salut, que vos affaires s'améliorent".

Baptiste ETIENNE

Sources :
- Pieter Brueghel l’Ancien,  Les mendiants, huile sur toile, 18 cmx21 cm, Musée du Louvre, 1568
- AD S-M, H dépôt 1 F 19, Hôtel-Dieu , « Registre des maladies contagieuses  (1637) »

Bibliographie :
- Roger Chartier, « Pauvreté et assistance dans la France moderne : l’exemple de la généralité de Lyon »,  Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 28, n° vol. 28, n° 2, 1973, p. 572-582 ( en ligne)

- Antony Kitts, « Mendicité, vagabondage et contrôle social du Moyen Âge au XIXe siècle : état des recherches »,  Revue d’histoire de la protection sociale,n° 1, 2008, p. 37-56 ( en ligne)
- Véronique Meyer, « La représentation de la souffrance sociale dans la gravure parisienne (1635-1660) », dans  Histoires de la souffrance sociale (XVIIe-XXe), Rennes : Presses Universitaires de Rennes, p. 19-31 ( en ligne)
- Michel Mollat,  Les pauvres au Moyen Âge – Étude sociale, Paris : Hachette, 1978
- Emmanuel Thévenet, « La pauvreté en Poitou sous l’Ancien Régime vue à travers le prisme de l’hôpital général de Poitiers », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest,  vol. 113, n° 4, 2006, p. 159-182 (en ligne)

[ Modifié: dimanche 22 août 2021, 17:35 ]
 
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par Baptiste Etienne, samedi 21 novembre 2020, 11:02
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Ceux qui lisent régulièrement mes articles savent que le monde de la grande précarité dans la capitale normande me tient particulièrement à cœur. J’ai déjà pu aborder l’évolution de la notion de pauvreté du XIVe au XVIIIe siècle (ici) ou l’établissement de l’Hôtel-Dieu de La Madeleine (ici). Ces figures sociales font l’objet de peu de représentations visuelles, comme dans l’œuvre de William Hogarth (1731). À travers une véritable fable satyrique, l’artiste fait du monde des pauvres un magma informe débauché et oisif où ils se vautrent dans la luxure et le vice.

Si le monde des marges est souvent perçu comme celui des masses et de l’anonymat, le registre de l’Hôtel-Dieu, « contenant les noms et surnoms des personnes malades de contagion », offre des perspectives pour l’année 1637. Cette source recense 3 513 malades, dont près de 45 % décèdent à La Madeleine de Rouen, quand d’autres reviennent au moins une fois bénéficier de soins.
Ces entrants sont - pour la plupart - des pauvres. Ce registre permet donc de se faire une idée précise de leur répartition au travers de l’espace urbain. Comme dans le cas lyonnais, l’essentiel des hospitalisés est issu de la ville ou de son bassin démographique. Ainsi, en excluant ceux qui reviennent à une ou deux reprises dans l’année, seuls 431 viennent des faubourgs ou sont des horsains (donc issus d'une paroisse en dehors de la province ), contre 1 836 qui logent intra-muros. Pour 60 % d’entre eux, il s’agit de femmes âgées de 23 ans en moyenne.
De ce point de vue, on observe que les tranches d’âge sont fortement clivées, avec une surreprésentation des jeunes et des personnes âgées. À l’image du modèle anglais, ce phénomène peut s’expliquer en raison de l’installation à leur compte, des charges familiales ou de raisons de santé qui rendent les adultes vulnérables. Hommes et femmes confondus de l’intra-muros affichent directement des professions ou par des collatéraux dans plus des trois quarts des cas. En d’autres termes, le pauvre n’est pas totalement dépourvu de ressources ; il peut posséder son instrument de travail. Environ un quart des professions affichées sont en lien avec les métiers du drap et de la domesticité. Seulement une quarantaine d’activités ont trait aux quais, tandis qu’une forte proportion de petits artisans apparaît.

Répartition géographie des pauvres de l'Hôtel-Dieu de Rouen (1637)
Répartition géographie des pauvres de l'Hôtel-Dieu de Rouen (1637)

Comme en témoigne cette carte de synthèse, la moitié est de la ville regroupe 1 082 entrants de l’Hôtel-Dieu, soit près de 60 % de l’effectif total de l’année 1637. Pour le reste, les pauvres malades se rencontrent dans les rues qui communiquent avec les quais ou aux marges, c’est-à-dire à proximité des remparts et des portes. Néanmoins, un certain nombre de pauvres sont également répartis de manière assez homogène dans le reste de la ville. Chaque rue a son lot de pauvres.
Ainsi, même au cœur du Castrum, la bien nommée rue de l’Aumône compte – à elle seule – plus de 85 pauvres. La proximité de La Madeleine attire également une quantité non négligeable d’entre eux, qui s’installent au plus près de ce lieu d’assistance. Dans ce cas, la répartition urbaine démontre une forte tendance à la polarisation avec un phénomène poussé de concentration des populations indigentes. Toutefois, nul ne peut ignorer la pauvreté et c’est, sans doute, ce qui explique la préoccupation croissante des autorités quant à la prise en charge et au secours des plus nécessiteux.

Baptiste ETIENNE


Sources :
- William Hogarth, « Gin Lane », eau-forte et burin, état III/IV. Inv. E 2012-0992, Musée d'art et d'histoire, 1751
- AD S-M, H dépôt 1 F 19, Hôtel-Dieu, « Registre des maladies contagieuses (1637) »


Bibliographie :
- Lucinda Beier, « Pauvreté et progrès à l’aube de l’Angleterre moderne », Les sociétés anglaise, espagnole et française au XVIIe siècle, Paris : Hachette, 2006, p. 179-209
- John Broad, Tomás A. Mantecón et Guy Saupin, « Aux marges de la société : pauvres et pauvreté », dans Les sociétés aux XVIIe siècle - Angleterre, Espagne, France, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 179-195 (en ligne)
- Anne Béroujon, Peuple et pauvres des villes dans la France moderne. De la Renaissance à la Révolution, Paris : Armand Colin, 2014
- François Furet, « Pour une définition des classes inférieures à l’époque moderne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n° 3, 1963, p. 459-474 (en ligne)
- Véronique Meyer, « La représentation de la souffrance sociale dans la gravure parisienne (1635-1660) », dans Histoires de la souffrance sociale (XVIIe-XXe),Rennes : Presses Universitaires de Rennes, p. 19-31 (en ligne)
- Emmanuel Thévenet, « La pauvreté en Poitou sous l’Ancien Régime vue à travers le prisme de l’hôpital général de Poitiers », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 113, n° 4, 2006, p. 159-182 (en ligne)
- Olivier Zeller, « La place des miséreux et des malades à Lyon, de l’Ancien Régime à nos jours », dans Villes et hospitalité, Hors collection, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 79-101 (en ligne)



[ Modifié: dimanche 22 août 2021, 17:36 ]
 
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À l’ombre de la cathédrale de Rouen, l’Hôtel-Dieu de La Madeleine est desservi par une double communauté d’hommes et de femmes, placés sous la direction d’un prieur. Dès le XIIe siècle, il prend le nom de prieuré de La Madeleine et s’étend progressivement jusqu’à l’incendie de 1624 qui permet de mieux comprendre son fonctionnement grâce à l’état des lieux qui en découle.
 Le vendredi 13 septembre, un incendie se déclenche avec « grande force et abondance » et ravage l’établissement en raison de l’inattention d’un épicier. L’incendie reste actif six jours consécutifs et « donna beaucoup d’espouvente aux pauvres qui estoitz dans la feurrerie qui comblez de fumée furent (soit couchés, bossus et agonisantz) contraintz de fuir dans l’aistre de Nostre Dame ».

Carte

L'Hôtel-Dieu de La Madeleine de Rouen

Le terme de “feurrerie” est, ici, une variante orthographique de “forrerie”, c’est-à-dire le lieu où l’on stocke le foin. Espace de refuge, l’aitre correspond au parvis ou à un porche couvert de la cathédrale de l’autre côté de la rue. Échappant de peu aux flammes grâce à l’intervention solidaire de religieux Capucins qui s’exposent au feu, la « grande salle des pauvres » mesure 50 mètres de longueur pour 15 mètres de large et peut comporter 80 lits. Accolée à celle-ci s’ajoute une infirmerie de 30 lits, ainsi que trois salles plus petites pour des soins spécifiques. En 1655, on ajoute à l’Hôtel-Dieu reconstruit la salle Saint-Louis à l’est de la rue du Bac et la salle Saint-Charles au sud de la rue de La Madeleine, signe de besoins croissants. Situé au cœur de la ville, son emplacement est constamment remis en cause par les autorités, à tel point qu’en 1569, l’Hôtel-Dieu se dote d’un terrain servant de « lieu de santé » aux marges de la ville et permettant d’isoler les contagieux ou encore de désinfecter les objets et vêtements contaminés.

En 1654, le Parlement intervient finalement et ordonne la construction d’un nouvel hôpital en dehors des murs et, en mars, les premières pierres sont posées. Celui-ci se compose de deux bâtiments. Le premier est l’hôpital Saint-Louis, destiné aux malades, alors que le second – Saint-Roch – est réservé aux convalescents. De manière générale, l’assistance publique a fait l’objet d’études historiques. Toutefois, si le Moyen Âge et l’époque révolutionnaire ont été explorés de manière plus approfondies peu d’études se concentrent de manière privilégiée sur le Grand Siècle qui dénombre pourtant nombre d’évolutions notables.


Baptiste Etienne

Sources :
BM Rouen, Ms. M 41, Journal, par Philippe Josse, f° 53

Bibliographie :
- Sébastien LE BRAS, L’Hôpital général et l’assistance à Rouen aux XVIIe-XVIIIe siècles, Mémoire de Maîtrise d’histoire, Université de Rouen, 1993
- Yannick MAREC (dir.), Les hôpitaux de Rouen : du Moyen Âge à nos jours – Dix siècles de protection sociale, Paris : Éditions PTC, 2005 
 - Éric PLANTROU, La peste à Rouen, 1348-1669, Thèse de doctorat en Médecine, 1980
- Jean-Claude VIMONT, « L’hôtel-Dieu de Rouen au cœur d’un espace néo-classique », Mémoire de la protection sociale en Normandie, n° 1, 2002

[ Modifié: samedi 13 mars 2021, 22:56 ]