Blog d'utilisateur : Baptiste Etienne
« Ce ne fut que joyes par toulte la ville. De ce pas, se transporterent dans le Vieil Marché, plusieurs enfantz qui abbatirent et arracherent la potence, et la trainerent par toulte la ville avec cordes, criantz ‘’Vive le roy !‘’ et, en après, la rapporterent au Vieil Marché et fut consommée en feu »
En janvier 1635, alors que la ville de Rouen vient de subir deux révoltes coup sur coup, le temps des condamnations est venu. Parmi les six personnes emprisonnées pour sédition depuis 5 mois, trois sont des tanneurs et sont envoyés aux galères. Un
officier est condamné à 2 000 livres d’amende et à 3 mois d’interdiction de sa charge, alors qu’un marchand n’a qu’une peine pécuniaire conséquente de l’ordre de 10 000 livres.
Philippe Josse ( -1650) - curé de Notre-Dame-de-La-Ronde et l’auteur
du
Journal qui relate les faits - évoque les conditions d’incarcération des accusés au château du Pont-de-l’Arche. Celles-ci sont exécrables puisqu’ils sont « enchaisnés » et en mauvaise condition physique. Exception faite de ceux qui
disposent de plus de moyens et « qui avoitz plus de liberté pour leur argent ». Il ne reste donc plus qu’un accusé de rébellion, le fils d’un savetier sans le sou et qui est condamné à la pendaison. Pour avoir insulté des financiers, il est conduit
« par le bourreau, la corde au col ». Cela montre bien que les grands crimes font l’objet d’une sentence spectacle. Selon Christophe Regina, il convient « d’exhiber le crime vaincu » et les exécutions publiques en sont l’incarnation. L’idée est
bel et bien d’éveiller la peur instinctive chez le spectateur et utiliser l’exemple au service de la lutte contre le crime. Ainsi, le prisonnier chemine à travers la ville dans une charrette, accompagné de deux religieux. Ce n’est qu’une fois
arrivé sur la place, lieu habituel des exécutions, que se produit une « chose admirable ».
Potence à deux piliers (XVIIIe siècle)
C’est le moment choisi par un garde royal pour apporter une grâce de manière théâtrale. Le pardon est un acte souverain, caractéristique de la justice retenue. Comme le souligne Fanny Cosandey, par la grâce, le roi affirme « sa prééminence » et se place
comme la pièce maîtresse de l’échiquier institutionnel. En visant le dernier accusé, la politique royale cherche sans doute à atténuer la sévérité du système pénal, mais aussi à transcender la vie politique et sociale. Comment ne pas y voir aussi
l’expression d’une crainte de la part des autorités ?
Cette mansuétude ne s’adresse pas à un noble ou à un puissant. Le condamné n’a sans doute pas fait de demande explicite de pardon. Or, dans le cadre d’exécutions pour révoltes, les autorités
appréhendent souvent la réaction populaire. Ici, dès l’annonce de cette nouvelle, la foule s’en prend à la potence.
Dans son récit, Philippe Josse dédramatise l’événement en évoquant des enfants. Le duc de Longueville, alors gouverneur de Normandie,
est présent pour la mise à mort. Il se serait contenté de féliciter les bourgeois et tous « retournerent, chacun en sa maison, joyeux ». Néanmoins, comme les fourches patibulaires, la potence est un symbole de l’affirmation du pouvoir central, l’infamie
en plus. Celle-ci fait partie des cinq peines capitales avec le feu, la roue, la tête tranchée et l’écartèlement. L’intérêt limité des autorités peut s’expliquer par le fait que les potences sont en bois, installées pour l’occasion au coeur des villes.
Elles ne sont pas de nature à prolonger le spectacle morbide des corps en décomposition.
Enfin, contrairement à une idée reçue, les exécutions capitales n’appartiennent pas aux manifestations ordinaires de la justice de l’époque moderne. Dans le cas Toulousain, de 1738 à 1780, on en relève près de 8 annuellement, dont 64 % par pendaison.
Or, si l’on compare avec le nombre de plaintes déposées, cette sanction paraît pratiquement anecdotique.
Baptiste ETIENNE
Sources :
- BM de Rouen, Ms M 41, Journal, par Philippe Josse, f° 73
- Anonyme, Potences à deux piliers, aquarelle, collection privée, XVIIIe siècle
Bibliographie :
- Jean-Marie Carbasse, La peine de mort, coll. « Que sais-je ? », Paris : Presses Universitaires de France, 201
- Fanny Cosandey, « Instituer la toute-puissance ? Les rapports d’autorité dans la France d’Ancien
Régime », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 17, 2009, p. 39-54
- Jacqueline Hoareau-Dodinau, Xavier Rousseaux et Pascal Taxier (dir.), Le pardon, Limoge : Presses universitaires de Limoges, 1999
- Michel
Nassiet, « Grâce et entérinement : une mutation (XVIe-XVIIIe siècles », Les justices locales et les justiciables – La proximité judiciaire en France du Moyen Âge à l’époque moderne,Rennes : Presses Universitaires
de Rennes, 2015, p. 219-228
- Christophe Regina, « Exhiber le crime vaincu : les fourches patibulaires et la justice criminelle sous l’Ancien Régime », Criminocorpus, 2015
- Robert A. Schneider, « Rites de mort à Toulouse :
les exécutions publiques (17381780) », dans L’exécution capitale – Une mort donnée en spectacle (XVIe-XXe siècle), Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, 2003, p. 129-150
Un maître et sa famille, parfois aidés de quelques compagnons et apprentis, forment la base de la production de biens. Depuis le Moyen Âge, Rouen est une ville jurée, ce qui sous-entend que ceux qui exercent la même activité sont regroupés en corporations, masculines, féminines ou mixtes. Organes d’autorégulations, elles ont pour objet de « soumettre leurs membres à une discipline collective pour l’exercice de leur profession ». Les corporations de métiers ont un rôle important au quotidien dans la société d’Ancien Régime. Comme en témoignent les statuts des étainiers-plombiers de 1618 l’intérêt pour les marques est central. En partant du principe que « les fautes peuvent etre commises plus hardiment de nuit que de jour », les horaires de travail et les matériaux utilisables sont strictement règlementés. On souligne le monopole des maîtres qui doivent exercer leur activité dans leurs boutiques ou maisons pour empêcher le « changement de marque & de membres ». Ainsi, il est strictement interdit de la modifier sans autorisation.
À Rouen, un intérêt similaire pour la « traçabilité » se retrouve dans nombre de corporations, comme en témoignent les devises d’imprimeurs-libraires et le Livre portatif de contrôle des marques des cartiers. Ce dernier regroupe 335 marques sur une période allant de 1539 à 1766, dont certaines sont associées à une devise. De 1600 à 1666, on relève l’enregistrement d’une centaine de marques de ce métier. C’est le cas, par exemple de Nicolas Guerin, reçu en 1641 et dont la devise est « de l’aurore l’etoille, chacun la trouve belle ». Fils de Robert et d’Isabeau Saulnier, lui aussi cartier, il est reçu maître la même année que son frère. Sur l’ensemble de la période, on rencontre plus de sept membres de cette famille qui choisissent cette activité. Depuis 1589, les Guerin sont proches des Le Cornu, eux aussi cartiers et qui fournissent trois maîtres encore au XVIIe siècle. Ainsi, en mai, la femme d’Alonce Guerin est marraine de Pierre Louis. Les Louis sont également cartiers durant un temps et sont aussi alliés aux Le Cornu depuis le XVIe siècle.
Marque de Nicolas Guerin, cartier
Le Livre de raison permet de suivre ces familles sur plusieurs générations. La stratégie des Le Cornu montre une volonté de s’allier avec divers cartiers, tels que les Acart dès 1580 et dont trois sont maîtres durant l’ensemble de
la période. Signe d’une solidarité professionnelle, à l’origine de cette alliance, on relève qu’Antoine Le Cornu – né au milieu du XVIe siècle – a probablement appris son métier auprès de Guillaume Acart. Témoins de l’homogamie sociale
au sein de la corporation, les Le Cornu sont entre autres alliés avec les Desbans, les Chrestien, les Larcaniers, les Du Gripon, les Le Vasseur ou encore les Primoult, tous cartiers. On note aussi des unions permettant de maitriser la chaîne de
production, avec des marchands de papiers, des peintres ou des merciers. Certaines alliances ou parrainages sont choisis en dehors du milieu des fabricants de cartes, au profit d’officiers, tels que les avocats. Ce qui s’explique sans doute par
le fait que l’une des branche des Le Cornu appartenait au monde des procureurs du Parlement au XVe siècle. Au XVIIe siècle, cette branche présente encore des trésoriers de France et un représentant au Parlement.
D’autres
alliances se constituent dans le monde plus large des artisans, avec des chapeliers, des corroyeurs ou des teinturiers. De plus, encore 1585, les Le Cornu semblent relativement aisés avec des terres et des rentes, notamment celle du Bosguoüet
vendue au Premier Président du Parlement, Claude Groulart, contre 1 100 livres. Ceci s’explique – encore – par l’existence de la branche noble issue de Robert Le Cornu, un échevin, qui a été anobli en 1463.
À Rouen, l’attention portée aux marques est un point central pour les corporations de métiers. Ainsi, en 1627, Jacques Renant, un marchand mercier est approché par les maîtres. On lui rappelle alors qu’il est interdit « de vendre ny exposez aucuns
livres marqués ». Déjà au XVIe siècle, en matière de fabrication de chaussures, les normes sont très précises. Ainsi, il convient de marquer en haut et en bas « les chausses à l’aiguille, sans les endommager ». Cette obligation appartient
aux artisans et les revendeurs – tels que les chinchers ou les fripiers – ne sont pas autorisés à effectuer l’opération eux-mêmes. Encore au siècle suivant, les menuisiers s’en prennent aux revendeurs en matière de marques. Tout achat par des
chinchers d’un ouvrage de menuiserie doit donc être signalé aux gardes du métiers dans les trois jours, afin de procéder au marquage. Toute fraude en la matière est sanctionnée par une confiscation et 50 livres d’amendes. Ils ont également l’interdiction
de teindre le bois, ce qui pourrait masquer la marque. Le respect du travail des autres artisans et de leurs marques étaient donc un élément important dès l'époque moderne, ciment du vivre ensemble.
Baptiste ETIENNE
Sources :
- AD S-M, 5 EP 485, Corporation des libraires-imprimeurs, f° 77
- AD S-M, 5 EP 591, Contentieux contre différentes corporations,« Status des etainiers plombiers de l’année 1618 », articles 1-3, 9,
10, 11, 12…
- AD S-M, J 365, Livre portatif de contrôle des marques, f° 31
- BM de Rouen, Ms Y 128, Livre de raison, par les Le Cornu, fos 2, 5 et 13
Bibliographie :
- Thierry Depaulis, « Le mémorial des Le Cornu, cartiers à Rouen (manuscrit Y 128 de la Bibliothèque municipale de Rouen) », Le Vieux Papier pour l’étude de la vie et des mœurs d’autrefois, Bulletin de la Société Archéologique, Histoire et Artistique, fasc.
334, Paris, 1994, p. 72 et 516-517
- Jochen Hoock, « Réunion des métiers et marché régional – Les marchands réunis de la ville de Rouen au début du XVIIIe siècle », Annales, n° 2, 1988
- Jean-Dominique Mellot
et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires (XVIe-XVIIIe siècle) – État en 1995 (4 000 notices), Paris : Bibliothèque nationale de France, 1997
- François Olivier-Martin, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris
: Sirey, 1938
Le personnage du bourgeois est peu présent dans la Muse Normande de David Ferrand. Né à la fin du XVIe siècle et décédé en 1660, celui-ci est maître particulier du métier d’imprimeur-libraire dès 1620. En 1632, il devient
maître et garde de sa corporation.
On sait que le début de sa carrière est marqué par une condamnation pour utilisation d’un faux nom lors d’une impression. Par la suite, il est une seconde fois condamné pour avoir “esté trouvez saisies de
quelque inpression contenant avoir esté imprimé à Pragues”. Suite à ces litiges, il délaisse son association avec un autre imprimeur, Jacques Calloué, qui semble l’avoir emmené dans les eaux troubles des impressions clandestines.
Il ne fait
pas partie des imprimeurs importants de Rouen, on peut même le considérer comme de faible envergure. Ainsi, en 1651, il n’imprime que 200 exemplaires d’un dictionnaire au sein de sa corporation et figure parmi les plus petits contributeurs.
D’ailleurs, il n’est pas spécialement connu pour ses impressions, mais pour être l’auteur de la Muse Normande, un recueil de poèmes. Il y décrit la vie quotidienne des Rouennais en mobilisant le “parler purin” ou, autrement dit, un patois spécifiquement utilisé par les ouvriers du drap. De par sa profession, maître libraire, même de petite envergure, David Ferrand fait partie des bourgeois et il possède, notamment, une éducation liée à ce milieu.
« Voyant ainsi tant de plaisans moder,
Et les bourgeois & courtaux de boutique, Comme jadis un Roland frenatique, De drap de Thyr leurs corps accommoder
»
L’essentiel des références qu’il fait au sujet des bourgeois renvoie aux vêtements et à la mode. Par dérision, le verbe « moder » est attaché aux « fils de bourgeois » et il critique la « hardiesse » des bourgeois qui portent « soys sur soys &
Damas sur Damas,/ Et qui fera la nique à l’antique Noblesse ».
Or, si les bourgeois appartiennent bel et bien aux élites urbaines, en raison des privilèges que leur statut offre, ils appartiennent résolument au Tiers État. Sans revenir sur
le détail, étant donné que j’ai déjà abordé ce thème,
le bourgeois se distingue du simple « habitant ». Pour ce dernier, un an de résidence suffit, alors que le bourgeois peut être perçu comme « hyper-privilégié » ou, autrement dit, une élite urbaine par excellence. Pour bénéficier de ce statut,
il faut remplir un certain nombre de critère juridiques qui varient d’une ville à une autre : la naissance dans la cité, la résidence, au moins lors des fêtes principales, l’hérédité de statut, le paiement d’un droit d’entrée, la participations
aux charges communes…
Dans une remontrance de 1633, les échevins confirment cet attrait pour les draps en cherchant à maintenir « la plus importante manefacture que nous y ayons », c’est-à-dire celle des toiles puisque « quantité de bourgeois
les achattent ».
Enfin, les références au Moyen-Orient en matière de textiles renvoient à des draps d’or et, plus largement, à des tissus précieux façonnés « à grandes fleurs ». Ces draps sont arrivés en Europe par l’Italie à partir du XIV e
siècle, avant d’être implantés dans des manufactures à Lyon et à Tours à la fin du siècle suivant. L’oeuvre d’Antonio del Pollaiolo du
Portrait de femme, témoigne de l’influence italienne en matière de draps de Damas, et ce, même s’il évoque ici l’aristocratie. Ce portrait à mi-corps d’une Florentine - de profil sur un fond de couleur bleu - souligne la pureté de ses traits et contraste avec les tissus précieux. Au premier plan, sur ses épaules, on découvre le tissu damassé aux motifs typiquement fleuris.
Les damas, qu’il s’agisse de produits en soie ou en caffart - soit un mélange de poil, de fleuret, de fil, de laine ou de de coton - appartiennent au domaine du luxe depuis le Moyen Âge. Cela démontre donc parfaitement que les modes
en usage dans « la société de Cour » - de Versailles et d’ailleurs - tendent à s’imposer peu à peu à un nombre croissant d’individus dès le XVIIe siècle. La tendance apparait comme nouvelle et choque le petit imprimeur. Marqueur social
par excellence, le vêtement est au coeur d’une « culture des apparences ».
Naturellement, la vision de Ferrand n’est pas sans rappeler celle du Bourgeois gentilhomme de Molière (1670). Comédie-ballet en cinq actes dans laquelle
le maître tailleur profite de la naïveté de M. Jourdain pour lui vendre des vêtements « portés par les gens de qualité ». Cela le rend ridicule, mais l’histoire ne dit pas s’il s’agit de draps de Damas.
Sources :
- AD S-M, 3 E ANC 105, « Remonstrance faicte au Roy par les depputez de sa ville de Rouen touchant la reapretiation des marchandises et augmentations des droictz de traicte domanialle et imposition foraine en la province de Normandie,
adressée a monseigneur le cardinal, duc de Richelieu, Grand Maitre, chef et sur’intendant de la navigation et commerce de France », signée par Du Mesnil, le 25 janvier 1633
- Alexandre Héron, La Muse Normande de David Ferrand - Publiée d'après les livrets originaux (1625-1653), et l'Inventaire général de 1655, avec introduction, notes et glossaire, Rouen.
: Imprimerie E. Cagnard, 1891-1894, vol. 1, p. 102, vol. 2, p. 9 et vol. 4, p. 35
- Dictionnaire de l'Académie française, première édition, Paris : veuve Jean Baptiste Coignard, 1694, p. 302
- Gilbert-Urbain Guillaumin, Dictionnaire universel, théorique et pratique du commerce et de la navigation,
vol. 1, Paris : Librairie de Guillaumin et compagnie, 1859, p. 952-953
- Antonio del Pollaiolo, Portrait de femme, huile sur toile, 52,5x36,5cm, Gemäldegalerie, v. 1465
Bibliographie :
- Laurent Coste, Les bourgeoisies en France – Du XVIe au milieu du XIXe siècle,Hors collection, Armand Colin, 2013
- Norbert Elias, La Société de Cour, Paris : Flammarion,
1985 (réed. 1969)
- Colette Establet et Jean-Paul Pascual, « Les tissus dans les boutiques, les tissus dans les maison : Damas, vers 1700 », Rives nord-méditerranéennes, n° 29, p. 107-124
- Catherine Lanoë, « Images, masques
et visages – Production et consommation des cosmétiques à Paris sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 55, 2008, p. 7-27
- Daniel Roche, La culture des apparences – Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle),Paris
: Fayard, 1990
Sitographie :
https://www.aparences.net/art-et-mecenat/renaissance-et-vie-privee/la-mode-au-xve-siecle/
De 1636 à 1638, en pleine vague de révoltes à l’échelle du royaume, on compte trois à quatre mouvements sociaux d’ampleur dans la ville de Rouen. Celui de juin 1638 est des plus intéressant. Un jugement montre qu’une douzaine de revendresses de denrées sont accusées d’avoir volé « quantité de cerises » qui devaient être distribuées sur le marché.
« Ayant faict apporter dudict lieu en ceste ville quantité de cerises dans ung basteau estant devant les quaiz de ceste ville, proche la porte Jean Le Coeur, et pretendant les faire descharger et porter au Bel du Neuf Marché afin d’estre distribuez au publicq, suivant les reiglementz de la pollice »
C’est dans le petit commerce de détail - aux marchandises parfois prohibées - que l’on rencontre de nombreuses femmes en activités. Petites marchandes, souvent itinérantes de rue en rue et de place en place, cet emploi nécessite un investissement
initial faible et concerne donc les milieux les plus populaires. Ce commerce, dit “libre”, est mal perçu par les corporations qui y voient une concurrence capable de leur soustraire une partie de leur clientèle.
Ainsi, en 1566, à Nantes, les
maîtres pintiers (potiers d’étain) adressent une requête afin de faire confirmer leurs statuts et d’y ajouter deux articles destinés à protéger la profession contre la concurrence du commerce libre exercé par des femmes. Ce genre d’activités -
qui n’ont rien de répréhensible en soi - peuvent permettre de belles ascensions sociales. À la fin du XVe siècle, dans la vallée du Rhône, Lucien Bec, natif de Chablais, connu pour savoir acheter et vendre tout ce qui se présente, pratiquant
à l'occasion l'usure, est un bon exemple. Au soir d'une vie bien remplie, il se retire à Genève où ses filles ont déjà fait d'honnêtes mariages.
Sur les quais de Rouen, un matin de juin 1638, lassées d’attendre depuis 4 heure du matin, « grand
nombre » de femmes s’assemblent sur les quais, près de la porte Jean Le Cœur. À 7 heure, elles cherchent à intercepter les cerises avant qu’elles n’atteignent le marché. Il s’agit pour elles de s’accaparer les cerises avant toute taxation du fermier
des droits du Bel. Cette mobilisation féminine violente contraint le navire à stopper son déchargement pour se retirer au milieu de la Seine.
Les accusées sont condamnées à des amendes et sont rappelées aux règlements en vigueurs. Ce dernier mouvement de contestation avant la révolte des Nu-pieds peut difficilement être considéré comme une révolte et se rapproche – sans doute – d’avantage du tumulte, voire de simples échauffourées, selon la classification de Jean Nicolas. Toutefois, cet évènement témoigne d’un mécontentement des gens de métiers, qu’ils soient drapiers, cartiers ou revendresses. La tension sociale s’accroit continuellement jusqu’à l’année 1639. En outre, ce tumulte de 1638 permet de mettre l’accent sur la place des femmes dans les mouvements contestataires, ainsi que sur le rôle des cerises dans l’alimentation d’Ancien Régime.
On connait le rôle des femmes durant la Révolution Française et ce n’est pas un cas isolé puisqu’elles interviennent dans nombre de révoltes d’Ancien Régime, et ce, à travers toute l’Europe. Dans les troubles de subsistances, en particulier, celles-ci jouent un rôle de premier plan. Par ailleurs, Boris Porchnev considère que les femmes ont aussi joué un rôle comme leaders de différents mouvements contestataires. Or, leur rôle a longtemps été négligé par les historiens. Cela résulte d’un effet de sources, mais aussi d’une difficulté d’envisager la violence au féminin. Ainsi, la présence des femmes n’est pas systématiquement mentionnée dans les documents d’archives et, bien souvent, le seul moyen de les entrevoir est de recourir aux interrogatoires de justice. Ici, il s’agit du jugement des revendresses. Ce document présente l’avantage d’être relativement descriptif. Toutefois, à l’inverse d’un interrogatoire, il manque en quelque sorte de vie et ne présente qu’une “version officielle”.
Demeure une question : pourquoi des cerises ? Fruits du pays, à manger frais, cuits ou séchés ; les cerises permettent de couper la monotonie des menus de mai à juillet. À l’image d’autres fruits comme les pommes reinettes et courpendues, les poires, les griottes, les pêches, les prunes, les fraises ou les framboises ces produits sont consommés en saison ou, éventuellement, en confitures et en compotes. À l’hôpital de Genève, le règlement de 1712 stipule que « ceux qui travaillent » reçoivent - en guise de goûter - un morceau de pain et quelques fruits en été. Les oranges restent un luxe, encore au XVIIe siècle, elles n’apparaissent sur les marchés qu’à Noël. Si en milieux ruraux - réservés à la consommation familiale - les fruits ne font que peu l’objet d’un commerce, en ville, la situation est autre et ces aliments demeurent prisés. Ces produits sont issus des jardins et des potagers. Pour Jean-Baptiste de La Quintinie, créateur du potager royal de Versailles et auteur d’une somme sur le jardinage, le terme « potager » recouvre aussi les « fruits rouges, fraises, framboises, cerises et groseilles », et c’est tout naturellement que le Nouveau traité des jardins potagers (1692) se termine par un chapitre intitulé « des fruits du jardin », au nombre desquels sont évoquées cerises hâtives, groseilles, framboises et fraises.
Source :Arch. Dép. Seine-Maritime, 3 E 1 ANC 225, Hôtel-de-ville, acte du 2 juin 1638
Bibliographie :
- coll., « Révoltes urbaines, révoltes rurales », dans Les sociétés au XVIIe siècle - Angleterre, Espagne, France, coll. « Histoire », Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 433-464
- Martine Lapied, « Conflictualité urbaine et mise en visibilité des femmes dans l’espace politique provençal et comtadin, de l’Ancien Régime à la Révolution française », dans Provence Historique, t. LI, n° 202, 2000
- Jean-Pierre Leguay, “La rue : élément du paysage urbain et cadre de vie dans les villes du Royaume de France et des grands fiefs aux XIVe et XVe siècles”, Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, n° 11, 1980, p. 23-60
- Guy Lemarchand, « Troubles et révoltes populaires en France au XVIe et XVIIe siècles. Essai de mise au point », Annales de Normandie, n° 30, 2000
- Philippe Meyzie, L’alimentation en Europe à l’époque moderne (1500-1850), coll. U Histoire, Paris : Armand Colin, 2010
- Jean Nicolas, La rébellion française – Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris : Seuil, 2002
- Anne-Marie Piuz et Liliane Mottu-Weber, L’économie genevoise, de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles), Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Genève : Georg Éditeur, 1990
- Boris Porchnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris : SEVPEN, 1963
- Florent Quellier, « Le jardin fruitier-potager, lieu d’élection de la sécurité alimentaire à l’époque moderne », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 51, 2004, p. 66-78, n° 51, 2004, p. 66-78
Sitographie :
http://n.bachelet.free.fr/Corpo/memoire.htm
http://dhaussy.verjus.free.fr/html/action-femmes.html#nbp1
http://academie-sciences-lettres-toulouse.fr/wp-content/uploads/2017/01/2016-14-JL-Laffont.pdf
« Mon Dieu qui est auteur de nostre vie et qui somme l'homme de la rendre quant il te plais, je te rens grace de ce que tu as apregé les painnes des jours mauvais de cette vie plaines de soussÿ, de misere et de callamittés au tin serviteur, mon fils, Pierre Papavoine, de 29 année et six mois ou viron.
Seigneur veille l'avoir resu en ton repos, prendre et avoir son ame dans ton sain (...) »
Confronté aux registres paroissiaux, le chercheur se trouve perpétuellement aux prises avec des âges suivis de la mention “ou environ” (voire, “ou viron” comme c’est le cas ici). Une première réflexion pourrait nous faire penser qu’ils ne connaissaient tout simplement pas les dates de naissance. Les témoins donneraient donc un âge estimé et
un centenaire n’est bien souvent qu’une personne paraissant très âgée.
C’est, parfois, vrai et nous nous retrouvons avec des fourchettes d’âges avec lesquelles il faut composer. Celles-ci sont toujours approximatives et plus l’âge avance, plus
la marge d’erreur augmente en conséquence. Cela se vérifie bien souvent dans les faits et, en particulier, dans les actes de décès. Toutefois, nos ancêtres n’étaient pas plus bêtes que nous !
Régulièrement, comme dans cet exemple
fourni par le Livre de raison du protestant Jacques Papavoine (1648-1724), les dates sont connues. D’origine espagnole, ce marchand-mercier rouennais rédige un écrit personnel durant l’essentiel de sa vie et il donne de précieux
éléments sur sa famille et sa vie. Lui-même consulte les registres officiels pour vérifier les informations à sa disposition.
Par ailleurs, en appui de sa rédaction, il possède des documents d’archives divers. Cela lui permet de constituer
un véritable historique familial. Observez attentivement la manière utilisée par cet auteur pour mentionner le décès de sa tante :
Calcul pour le décès de sa tante
Comment être plus précis ? Au moment de son décès, Marte Regnoult est âgée de “63 annés, 6 mois & 9 jours”. Notez bien qu’en plus de savoir écrire, notre marchand est tout à fait capable de réaliser une soustraction, comme en témoigne la marge. Ce petit calcul lui permet d’établir la date de naissance exacte. D’autres exemples, dans le même manuscrit, témoignent de mentions détaillées :
"agé de 22 ans, 7 mois, quelque jours"
Le même phénomène se rencontre dans d’autres ouvrages. C’est le cas, par exemple, du livre de raison des Le Cornu. Ainsi, en 1663, lors du décès d’Anthoine, la mention marginale est très précise :
"59 ans, 4 mois, 12 jours, 5 heures 3 carts"
Alors, comment justifier la récurrence de la mention “ou environ” dans les actes ? Comme bien souvent, il s’agit d’une formule. D’un point de vue juridique, celle-ci présente l’avantage certain d’intégrer l’ambiguïté entre l’âge révolu et l’âge
en cours. En d’autres termes, avoir 20 ans révolus n’est pas la même chose que d’être dans sa vingtième année. Cette formule est, d’ailleurs, si bien intégrée qu’elle est usitée dans les archives judiciaires, naturellement, mais aussi les écrits
plus personnels.
Comme le souligne Annie Antoine, les registres paroissiaux offrent donc le regard de la personne – ou de ses proches – sur elle même, avec le filtre du curé. Ainsi, lorsque ce dernier consigne la qualité du
nouveau marié, c'est sur la foi du déclarant qu'il agit. La terminologie employée prend en compte la dimension affective et symbolique autant qu'économique ou juridique. Elle ne témoigne donc pas seulement des faits, mais aussi de leur perception
par la communauté, ce qui peut entraîner des écarts flagrants.
« Aussi sera faict registre en forme de preuve des baptêmes, qui contiendront le temps et l'heure de la nativité, et par l'extrait dudit registre, se pourra prouver le temps de majorité ou minorité et sera pleine foy à cette fin »
Par ailleurs, depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts du mois d'août 1539 (art. 51, ci-dessus), les registres paroissiaux ont une valeur en justice. Ils servent « en forme de preuve » pour attester de l'âge. Leur structure est donc rigoureusement
codifiée et répond à des normes précises. Du nord au sud de la France - en dépit de quelques aménagements - un acte de naissance, de mariage ou de décès présente - autant que possible - les mêmes informations. Naturellement, la qualité de la rédaction
et la précision de l’acte dépend d’une multitude de facteurs.
Raisonnons par l’absurde. Il arrive, si souvent (au grand dam des généalogistes), que les actes ne comportent pas de filiations. Les parents des mariés ou des défunts ne sont pas
mentionnés. Est-ce à dire que nos ancêtres ne les connaissaient pas ou qu’ils seraient tous enfants illégitimes ?
Encore une fois, ceux-ci n’étaient pas stupides et les curés non plus. La rédaction stéréotypée d’actes à valeur juridique
et pouvant faire foi en justice nécessite de suivre des modèles précis, mais adaptables. Cet article a donc pour vocation de vous rappeler que la recherche historique nécessite de la prudence et de se prémunir des conclusions trop
hâtives.
Source :
BM de Rouen, Ms. M 281, Livre de raison, par Jacques Papavoine
BM de Rouen, Ms. Ms Y 128, Livre de raison, famille Le Cornu
Bibliographie : - Anne Antoine (dir.), Campagnes de l'Ouest – Stratigraphie et relations sociales dans l'histoire, coll. « Histoire », Presses universitaires de Rennes, 1999
- Jean-Louis Flandrin, Les amours paysannes, XVI-XIXe siècle, coll. "Folio / Histoire", Gallimard / Julliard, 1975 (réed. 1993), coll. "Folio / Histoire", Gallimard / Julliard, 1975 (réed. 1993)
- Benoît Garnot (dir.), Les témoins devant la justice – Une histoire des statuts et des comportements, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003
- Benoît Garnot, « La justice pénale et les témoins en France au 18e siècle : de la théorie à la pratique », Dix-huitième siècle, n° 39, 2007, p. 99-108
- François Lebrun, La vie conjugale sous l’Ancien Régime, coll. "Histoire moderne", Armand Colin, 1993 coll. "Histoire moderne", Armand Colin, 1993
- René Le Mée, “La réglementation des registres paroissiaux en France”, Annales de Démographie Historique, 1975, p. 433-477
- Fabrice Mauclair, « Les justiciables au service de la justice : témoins, experts, médiateurs et arbitres – Dans le tribunal seigneurial de Château-la-Vallière au XVIIIe siècle », dans Justices locales – Dans les villes et villages du XVe au XIXe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 223-248
- Sylvie Steinberg, Une tache au front : la bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles, coll. « L'évolution de l'humanité », Albin Michel, 2016 , coll. « L'évolution de l'humanité », Albin Michel, 2016
- Bernard Thomas, « Latin ou français : la tenue des actes paroissiaux dans les États pontificaux d'Avignon et du Comtat Venaissin, entre usage canonique, pratique administrative et choix de souveraineté (1768-1792) », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, dans Contracts, conflits et créations linguistiques, 2015, p. 85-99
« Exemple de la hauteur de Mr de Longueville. Mr Morant, intendant, passa en revue au Pont de l’Arche un regiment. Mr de Longueville, irrité, l’envoya enlever dans un carosse à 6 chevaux, escorté de 6 gardes.
On l’emmena à St Ouen, dans une chambre, où il fut un jour et demy sans qu’on luy parlast. »
Ironique, le prieur de Saint-Ouen de Rouen de 1663 à 1669, Victor Texier (1617-1703) évoque dans ses Mémoires une affaire retentissante. Il présente l’épisode fameux comme un “exemple de la hauteur de Mr de Longueville”,
ici cela renvoie à la fermeté, à la fierté ou à l’orgueil. Ce conflit oppose deux personnages importants de la province de Normandie durant l’Ancien Régime : le gouverneur de Normandie et l’intendant.
Depuis 1619, Henri II d’Orléans (1595-1663)
est gouverneur de l’une des principales provinces du royaume de France, la Normandie. Prince et pair de France, il est issu de la maison d’Orléans-Longueville. Il a d’abord été gouverneur de Picardie, puis de Normandie à partir de 1619. Issu de
la famille royale, il n’hésite pas à se révolter dès 1620, en ralliant le parti de Marie de Médicis. Il est alors suspendu de ses fonctions durant quelques mois. À partir de 1637 et jusqu’en 1641, on observe un certain retour en grâce puisqu’il
mène des campagnes en Franche-Comté, dans le Piémont, en Alsace et dans le Palatinat. Le milieu des années 1640 constitue l’aboutissement de sa carrière. Il dirige alors la délégation française lors des pourparlers préliminaires des Traités de
Westphalie qui mettent un terme à la guerre de Trente Ans (1618-1648). En tant que gouverneur, il est une véritable figure tutélaire qui apparaît partout dans les archives. Il est « celuy qui commande en chef » et qui est en rapport avec toutes
les institutions ou les personnalités pouvant s’adresser directement à la personne du roi. En homme de Cour, on espère son soutien et le support de son crédit personnel.
Duc de Longueville, gouverneur de Normandie
Comme le souligne Madeleine Foisil, la deuxième partie de sa carrière - après la Fronde - est moins éclatante et turbulente que la première. Durant les dernières années de sa carrière, l’âge avançant, “les grands élans de la vie se sont apaisés”. Toutefois,
il réalise un dernier coup d’éclat en obtenant la tête de l’intendant, Thomas Morant (1617-1691).
Celui-ci est d’une tout autre envergure. Baron puis marquis du Mesnil-Garnier à partir de 1659, il est issu d’une noblesse récente. D’abord conseiller
au Grand Conseil dès 1636, il achète la charge de maître des requêtes en 1643. Cet office lui donne accès à des intendances. Celui-ci débute donc sa carrière d’intendant en Guyenne (dans le sud-ouest du royaume), au lendemain de la Fronde. Il avait
alors pour mission de maintenir la province dans l’obéissance et de briser la résistance des parlements de Bordeaux et de Toulouse.
En 1653, il est nommé en tant qu’intendant de Caen, puis de Rouen en 1657. Deux ans plus tard, il est commis à Tours
avant d’être révoqué en 1661, suite à l’arrestation de Nicolas Fouquet. En 1680, il obtient l’intendance de Provence, avant de finir sa carrière en tant que Premier Président du Parlement de Toulouse en 1687. L’affrontement entre ces deux personnages
est logique puisqu’il s’agit d’une concurrence de compétences. Ainsi, tenant son pouvoir du Conseil et non du roi, aucun texte ne réglemente la fonction d’un intendant. Il s’agit d’un commissaire qui est donc révocable. C’est un agent encore « extraordinaire
», mais la continuité des commissions rend cette fonction de plus en plus stable et menace les prérogatives d’un gouverneur qui se retrouve cantonné à un rôle honorifique, en matière de police notamment.
L’affaire débute à la fin de l’année
1658, alors qu’un conflit éclate entre les deux hommes au sujet du logement des gens de guerre dans la province. Le duc se sent alors menacé dans ses prérogatives et entend « faire sa charge de gouverneur de Normandie de la maniere qu’elle a toujours
faict ». À cette occasion, le duc souligne que le rôle des intendants est de s’intéresser aux questions d’impositions et de « pourvoir à la subsistance des gens de guerre », mais que la question de la répartition du logement lui appartient.
L’année
suivante, le conflit au sujet des prérogatives militaires entre les deux hommes rebondit. Le passage en revue d’un régiment par Morant au Pont-de-l’Arche provoque la fureur du duc de Longueville qui « l’envoya enlever » dans un carrosse. Il est alors
enfermé à Saint-Ouen durant un jour et demi, « sans qu’on luy parlast ». Cette abbaye est la résidence habituelle du duc à Rouen. Si le prieur Victor texier considère que Morant est un « homme fort fier », il accepte de jouer le rôle d’intermédiaire
avec le duc de Longueville. Après une négociation intense, le gouverneur accorde un dîner avec l’intendant et « il y vint et y disna en bons amis ». Cet épisode marque son pouvoir et permet au duc d’obtenir la révocation de l’intendant puisqu’il «
n’osoit entrer à Rouen » par la suite.
Cette affaire montre l’influence encore sensible d’un gouverneur à la veille du règne personnel de Louis XIV. À partir de 1661, leurs prérogatives sont de plus en plus limitées, grignotées petit à petit par
les intendants.
Sources :
- BnF, F FR 25 007, Mémoires, par Victor Texier, f° 16
- AN, 394 AP 1, “Escrit de Mr Longueville touchant le different du logement des gens de guerre”, du 12 décembre 1658
- BM de
Rouen, Montbret, Y 12, Histoire de la Maison de Longueville
- Dictionnaire de l'Académie, Première édition, Paris : veuve Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 531 et 558
Bibliographie :
- Lucien BÉLY, Louis XIV - Le plus grand roi du monde, coll. “Classiques de l’Histoire”, Paris : Éditions Jean-Paul Gisserot, 2005
- Edmond ESMONIN, “Un épisode du rétablissement des intendants
: la mission de Morant en Guyenne (1650)”, Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, n° 1, 1954, p. 85-101
- Madeleine FOISIL, “Une mort modèle. La mort du Duc de Longueville, gouverneur de Normandie (1663)”, Annales de Normandie, n°
1, 1982, p. 243-251
- Arlette LEBIGRE, La duchesse de Longueville, Paris, Perrin, 2004
- François OLIVIER-MARTIN, L’administration provinciale à la fin de l’Ancien Régime, coll. « Reprint
», LGDJ, 1997
- Anette SMEDLEY-WEILL,Les intendants de Louis XIV, Paris : Fayard, 1995
La vision de l’historien sur les plus vulnérables est souvent tributaire du regard que les riches et privilégiés portent sur cette catégorie de personnes. Comme le souligne François Furet, ces Hommes des marges s’opposent aux élites et sont appelés «
menu peuple » dans les sources.
Ainsi, on n’a accès aux pauvres et aux vulnérables qu’à travers le « regard des dominants » producteurs d’archives. Selon le Dictionnaire de l’Académie, la personne qui est vulnérable est celle « qui
peut estre blessé ». La pauvreté est – sans conteste – le premier facteur de vulnérabilité puisque le moindre changement environnemental, économique ou social peut être capital. Toutefois, il s’agit d’une catégorie « tiroir » qui peut regrouper une
multitude d’individus aux problématiques différentes en fonction de l’endroit où le chercheur place le curseur (enfants, femmes, handicapés, personnes âgées…). Du XIVe au XVIIIe siècle, la notion de pauvreté se caractérise par
une certaine permanence et concerne avant tout l’individu qui ne dispose que de sa force de travail.
Toutefois, en elle-même, cette notion est nécessairement relative, suivant les époques, les lieux ou le contexte. Dans les dictionnaires, le pauvre
n’est autre que celui qui « souffre », qui est « affligé, malheureux, désolé » et « qui est dans la nécessité ». Généralement, la définition renvoie aussi à l’absence puisque c’est la personne « qui n’est pas riche » ou « qui n’a pas de bien ». Le
pauvre recoupe donc à la fois un état intrinsèquement lié à l’individu et une potentialité, c’est-à-dire une vulnérabilité. Dans la Muse Normande, le pauvre est un personnage que le petit imprimeur rouennais David Ferrand aime à mettre
en image. Or, il demeure, lui-même, tributaire d’une vision héritée de l’Humanisme et partagée entre dénonciation et volonté d’accompagnement :
« Si queuque fais à soupire d'angoisse,
Ch'est à steur'là qu'o la cherge & l'oppresse ;
En vain no vait ses membres descouvers,
Sa chair jaunastre & à demy perchée,
Sans s'apiter à vair qu'à z'yeux ouvers »
En 1640, David Ferrand (1589-1660) offre un regard rempli d’empathie sur la peur du pauvre à demi-mort et tenaillé par la faim. En multipliant les descriptions de ce type, il cherche à pousser son auditoire et son lectorat à s’apitoyer sur
les pauvres, alors même qu’il ne cesse d’utiliser des substantifs péjoratifs pour condamner la mendicité qu’il réprouve. De ce point de vue, ce Rouennais a de l’imagination en évoquant des « petits gueux d’hostiere », c’est-à-dire des mendiants allant
de porte en porte, des « trucheurs » qui renvoient à ceux jugés « professionnels » ou en utilisant encore les métaphores, comme celle des « morpions ». On est au cœur de l’ambivalence des catholiques vis-à-vis du pauvre. Ainsi, le nécessiteux renvoi
à deux images paradoxales. S’ils évoquent l’image de Dieu incarné, ils évoquent aussi les fainéants et les profiteurs. Le langage et les expressions mobilisées par David Ferrand sont le reflet de ses peurs et, à l’occasion, de son repentir vis-à-vis
des marginaux.
De manière générale et pour leur permettre de subsister, sans recours à la mendicité, les autorités estiment qu’il faut leur distribuer trois sols par jour dans le cadre de l’aumône. L’idée avancée est bel et bien de les empêcher
de mendier en les contraignant à « vivre chez eux ». Ils sont aussi obligés de se rendre tous les samedis dans des lieux de distribution définis. Les pauvres dits « honteux » sont traités de manière séparée puisqu’ils font l’objet d’un « rolle à part
» et l’aumône est distribué à leur domicile. En 1650, le nombre de pauvres invalides à Rouen est estimé à 600, et ce, sans prendre en compte les enfants et les pauvres « honteux ». Seuls quelques pauvres, les invalides, considérés comme des « vrais
» pauvres, sont autorisés à demander l’aumône, les autres étant donc cachés à la vue de tous.
Or, les nécessiteux bénéficiant de l’aumône ne sont qu’une partie de tous ceux qui se concentrent dans la ville : les malades sont admis dans les hôpitaux, les valides sont forcés au travail et les horsains sont expulsés, alors que certains sont assistés secrètement, mais préservés. Depuis quelques décennies, sous l’impulsion de chercheurs tels que Michel Mollat, Bronislaw Geremek, Jean-Pierre Gutton ou Alan Forrest, le thème de la pauvreté est revenu au centre de l’attention en offrant des perspectives plus détachées du seul regard des représentants du pouvoir.
Illustration :
- Sébastien BOURDON, Les Mendiants, Musée du Louvre, 49x65cm, 1640
Sources :
- BM Rouen, Ms. M. 276, fos 82 et 83
- Alexandre HÉRON, La Muse normande de David Ferrand, vol.
2, Rouen : E. Cagniard, 1892, p. 200
- Pierre RICHELET, Dictionnaire François,Genève : J.-H. Widerhold, 1680, p. 159
- Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts...,vol.
1, La Haye, A. et R. Leers, 1690, “pauvres”
- Dictionnaire de l’Académie Française,Paris : veuve Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 666
Bibliographie :
- Patrice BOURDELAIS, « Qu’est-ce que la vulnérabilité – « Un petit coup renverse aussitôt la personne » (Süssmilch) », Annales de démographie historique, n° 110, 2005, p. 5-9
- Roger CHARTIER, « Pauvreté
et assistance dans la France moderne : l’exemple de la généralité de Lyon », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 28, n° 2, p. 572
- Laurence FONTAINE, « Pauvreté, dette et dépendance dans l’Europe moderne », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n°
40, 2007, p. 79-96
- Alan FORREST, Les Pauvres et la Révolution,Paris : Perrin, 1988
- François FURET, « Pour une définition des classes inférieures à l’époque moderne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n°
3, 1963, p. 459
- Bronislaw GEREMEK, La potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris : Gallimard, 1987
- Jean-Pierre GUTTON, La société et les pauvres : l’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Bibliothèque
de la Faculté des lettres et sciences humaines de Lyon, XXVI, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1971
- Michel MOLLAT, Les Pauvres au Moyen Âge – Étude sociale,Paris : Hachette, 1978
- Denise TURREL, « Une identité
imposée : les marques des pauvres dans les villes des XVIe et XVIIe siècles », Cahiers de la Méditerranée, n° 66, 2005, p. 1-4