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par Baptiste Etienne, samedi 21 novembre 2020, 10:09
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« Mon Dieu qui est auteur de nostre vie et qui somme l'homme de la rendre quant il te plais, je te rens grace de ce que tu as apregé les painnes des jours mauvais de cette vie plaines de soussÿ, de misere et de callamittés au tin serviteur, mon fils, Pierre Papavoine, de 29 année et six mois ou viron.
Seigneur veille l'avoir resu en ton repos, prendre et avoir son ame dans ton sain (...)
»

Confronté aux registres paroissiaux, le chercheur se trouve perpétuellement aux prises avec des âges suivis de la mention “ou environ” (voire, “ou viron” comme c’est le cas ici). Une première réflexion pourrait nous faire penser qu’ils ne connaissaient tout simplement pas les dates de naissance. Les témoins donneraient donc un âge estimé et un centenaire n’est bien souvent qu’une personne paraissant très âgée.
C’est, parfois, vrai et nous nous retrouvons avec des fourchettes d’âges avec lesquelles il faut composer. Celles-ci sont toujours approximatives et plus l’âge avance, plus la marge d’erreur augmente en conséquence. Cela se vérifie bien souvent dans les faits et, en particulier, dans les actes de décès. Toutefois, nos ancêtres n’étaient pas plus bêtes que nous !
Régulièrement, comme dans cet exemple fourni par le Livre de raison du protestant Jacques Papavoine (1648-1724), les dates sont connues. D’origine espagnole, ce marchand-mercier rouennais rédige un écrit personnel durant l’essentiel de sa vie et il donne de précieux éléments sur sa famille et sa vie. Lui-même consulte les registres officiels pour vérifier les informations à sa disposition.

Par ailleurs, en appui de sa rédaction, il possède des documents d’archives divers. Cela lui permet de constituer un véritable historique familial. Observez attentivement la manière utilisée par cet auteur pour mentionner le décès de sa tante :

Calcul

Calcul pour le décès de sa tante


Comment être plus précis ? Au moment de son décès, Marte Regnoult est âgée de “63 annés, 6 mois & 9 jours”. Notez bien qu’en plus de savoir écrire, notre marchand est tout à fait capable de réaliser une soustraction, comme en témoigne la marge. Ce petit calcul lui permet d’établir la date de naissance exacte. D’autres exemples, dans le même manuscrit, témoignent de mentions détaillées :

"agé de 22 ans, 7 mois, quelque jours"
"agé de 22 ans, 7 mois, quelque jours"


Le même phénomène se rencontre dans d’autres ouvrages. C’est le cas, par exemple, du livre de raison des Le Cornu. Ainsi, en 1663, lors du décès d’Anthoine, la mention marginale est très précise :

"59 ans, 4 mois, 12 jours, 5 heures 3 carts"

"59 ans, 4 mois, 12 jours, 5 heures 3 carts"

Alors, comment justifier la récurrence de la mention “ou environ” dans les actes ? Comme bien souvent, il s’agit d’une formule. D’un point de vue juridique, celle-ci présente l’avantage certain d’intégrer l’ambiguïté entre l’âge révolu et l’âge en cours. En d’autres termes, avoir 20 ans révolus n’est pas la même chose que d’être dans sa vingtième année. Cette formule est, d’ailleurs, si bien intégrée qu’elle est usitée dans les archives judiciaires, naturellement, mais aussi les écrits plus personnels.

Comme le souligne Annie Antoine, les registres paroissiaux offrent donc le regard de la personne – ou de ses proches – sur elle même, avec le filtre du curé. Ainsi, lorsque ce dernier consigne la qualité du nouveau marié, c'est sur la foi du déclarant qu'il agit. La terminologie employée prend en compte la dimension affective et symbolique autant qu'économique ou juridique. Elle ne témoigne donc pas seulement des faits, mais aussi de leur perception par la communauté, ce qui peut entraîner des écarts flagrants.

« Aussi sera faict registre en forme de preuve des baptêmes, qui contiendront le temps et l'heure de la nativité, et par l'extrait dudit registre, se pourra prouver le temps de majorité ou minorité et sera pleine foy à cette fin »


Par ailleurs, depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts du mois d'août 1539 (art. 51, ci-dessus), les registres paroissiaux ont une valeur en justice. Ils servent « en forme de preuve » pour attester de l'âge. Leur structure est donc rigoureusement codifiée et répond à des normes précises. Du nord au sud de la France - en dépit de quelques aménagements - un acte de naissance, de mariage ou de décès présente - autant que possible - les mêmes informations. Naturellement, la qualité de la rédaction et la précision de l’acte dépend d’une multitude de facteurs.
Raisonnons par l’absurde. Il arrive, si souvent (au grand dam des généalogistes), que les actes ne comportent pas de filiations. Les parents des mariés ou des défunts ne sont pas mentionnés. Est-ce à dire que nos ancêtres ne les connaissaient pas ou qu’ils seraient tous enfants illégitimes ?

Encore une fois, ceux-ci n’étaient pas stupides et les curés non plus. La rédaction stéréotypée d’actes à valeur juridique et pouvant faire foi en justice nécessite de suivre des modèles précis, mais adaptables. Cet article a donc pour vocation de vous rappeler que la recherche historique nécessite de la prudence et de se prémunir des conclusions trop hâtives.



Source :
BM de Rouen, Ms. M 281, Livre de raison, par Jacques Papavoine
BM de Rouen, Ms. Ms Y 128, Livre de raison, famille Le Cornu
Bibliographie : 
"Les gens du passé étaient-ils bêtes ?", Les Revues du Monde, 9 juillet 2023 (https://www.youtube.com/watch?v=Pf36fD8GdU8)

- Anne Antoine (dir.), Campagnes de l'Ouest – Stratigraphie et relations sociales dans l'histoire, coll. « Histoire », Presses universitaires de Rennes, 1999
- Jean-Louis Flandrin, Les amours paysannes, XVI-XIXe siècle, coll. "Folio / Histoire", Gallimard / Julliard, 1975 (réed. 1993), coll. "Folio / Histoire", Gallimard / Julliard, 1975 (réed. 1993)
- Benoît Garnot (dir.), Les témoins devant la justice – Une histoire des statuts et des comportements, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2003
- Benoît Garnot, « La justice pénale et les témoins en France au 18e siècle : de la théorie à la pratique », Dix-huitième siècle, n° 39, 2007, p. 99-108
- François Lebrun, La vie conjugale sous l’Ancien Régime, coll. "Histoire moderne", Armand Colin, 1993 coll. "Histoire moderne", Armand Colin, 1993
- René Le Mée, “La réglementation des registres paroissiaux en France”, Annales de Démographie Historique, 1975, p. 433-477
- Fabrice Mauclair, « Les justiciables au service de la justice : témoins, experts, médiateurs et arbitres – Dans le tribunal seigneurial de Château-la-Vallière au XVIIIe siècle », dans Justices locales – Dans les villes et villages du XVe au XIXe siècle, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 223-248
- Sylvie Steinberg, Une tache au front : la bâtardise aux XVIe et XVIIe siècles, coll. « L'évolution de l'humanité », Albin Michel, 2016 , coll. « L'évolution de l'humanité », Albin Michel, 2016
- Bernard Thomas, « Latin ou français : la tenue des actes paroissiaux dans les États pontificaux d'Avignon et du Comtat Venaissin, entre usage canonique, pratique administrative et choix de souveraineté (1768-1792) », Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, dans Contracts, conflits et créations linguistiques, 2015, p. 85-99

[ Modifié: dimanche 9 juillet 2023, 20:36 ]