Paléoblog
Plantons le décor de cette découverte hors du commun. En mars 1630, une fouille a lieu dans le village de la Cala, à une vingtaine de kilomètres de Tunis, près des ruines du site d’Utique. Nous sommes alors au cœur du territoire Maure, ce
qui évoque à l’origine les populations berbères d’Afrique du Nord. À partir du VIIIe siècle, le terme désigne par extension les « musulmans » et, plus particulièrement, ceux vivant en Al-Andalus (péninsule Ibérique). Malgré la reconquête
qui s’achève en 1492, on maintient l’usage pour faire référence aux populations du Maghreb durant l’ensemble de l’époque moderne, et ce, jusqu’au XIXe siècle.
Le chercheur à l’origine de l’annonce fabuleuse est Thomas d’Arcos,
né en 1573 à La Ciotat (Provence). Il connaît bien le territoire qu’il explore puisqu’il a été capturé à Tunis et vendu comme esclave en 1628. Libéré deux ans plus tard, converti à l’islam, il reste au Maghreb et entretient de riches correspondances,
d’où est extrait le document que nous étudions aujourd’hui.
À travers cette lettre, on s’aperçoit rapidement que la découverte est de taille ! À partir des quelques fossiles retrouvés, il est possible de considérer qu’il aurait
une « grandeur desmezurée » de près de plus de 18 mètres de haut. Les unités de mesures utilisées sont alors la coudée, correspondant à deux palmes. Cette dernière est ancienne, utilisée par les bâtisseurs de cathédrales du Moyen Âge et encore en
usage dans la marine du XVIIe et du XVIIIe siècle pour la mesure du bois de mâture. Égale à deux palmes, la coudée est aussi une mesure courante depuis l’Antiquité.
Vous pensez à de faux ossements ? Détrompez-vous puisque
la lettre assure qu’il ne faudrait pas croire « que cecy soit fable ». Ainsi, selon l’auteur, rien ne remplace l’expérience humaine : « je vous asseure que je l’ay veu & touché ». Le problème majeur demeure que ces fossiles « sont en partie pourriz
& partie entiers ». Néanmoins, le découvreur espère en conserver une partie qu’il souhaite « garder par curiosité », il est d’ailleurs aisé de les imaginer peuplant le cabinet privé des Aycard. Les membres de cette famille de marchands et de magistrats
de Toulon sont à l’origine de l’expédition de Thomas d’Arcos, à la recherche d’inscriptions antiques. Ils entretiennent une correspondance pour laquelle nous avons conservé des traces de 1630 à 1637.
La preuve essentielle quant à ce géant repose
sur une molaire, ce qu’affirme notre témoin oculaire : « j’ay veu & pesé une de ses dentz, & pese 2 livres & demye, qui sont 40 onces ». Par conséquent, celle-ci ferait plus d’un kilogramme, soit près de 100 fois plus qu’une molaire humaine
moyenne.
"Dessein de la dent, qu'on disoit estre de ce gean apporté de Thunis"
Quelles hypothèses peut-on formuler à l’issue de cette découverte ?
Dans sa lettre, d’Arcos se fait le relais des réflexions de ses proches qui pensent que le géant daterait de « devant le deluge ». Considérant qu’ils « resvent », celui-ci méprise
les mythes des habitants locaux qui osent nommer le géant à partir de « leurs livres antiques ». Et pour cause, nombre de représentations littéraires de l’époque, touchant à l’Afrique, considèrent encore qu’il s’agit d’un territoire peuplé de géants.
Notre archéologue est peut-être également victime des légendes que peuvent véhiculer certains dictionnaires, comme celui de Daniel de Juigné qui considère que ce continent « produit encore aussi quelques monstres d’hommes ». En outre, l’auteur affirme
que les habitants considèrent que cette découverte signifie « que les Chrestiens domineront bien tost la Barbarie ».
Je lui laisse cette dernière interprétation, mais je souhaite maintenant lever le voile sur cette découverte. La taille exceptionnelle
du géant résulte probablement d’une erreur logique. Ainsi, il ne paraît pas surprenant d’obtenir des estimations farfelues, si on attribue des ossements d’un grand ruminant à un géant bipède. De plus, il faut garder à l’esprit trois éléments qui ont
certainement retardés l’identification :
1) Au XVIIe siècle, on dispose de peu de points de comparaison pour les grands animaux du continent africain.
2) Dans ce cas, les fossiles sont en mauvais état de conservation, ce qui peut
laisser libre court à une certaine imagination. Ainsi, en date du 24 juin, une autre lettre d’Arcos assure que « le reste de ses ossements sont touts tombés en poudre ». À noter que la présence d’un cours d’eau qui traverse la zone de fouille a pu
accélérer cette destruction.
3) Dans un monde profondément chrétien, parmi les diverses mentions de géants, la référence aux nephilims de la Bible ne peut être ignorée. Ce peuple surnaturel, souvent traduit par « géants », se rencontre dans le
passage de la Genèse, juste avant le déluge qui est justement cité comme élément de datation.
Dans ce cas, notre chercheur est confronté à divers biais de confirmation. Ainsi, ce biais cognitif vise à privilégier les informations qui corroborent son idée préconçue. Par conséquent, Thomas d’Arcos accorde mécaniquement moins de poids
aux éléments qui jouent en défaveur de son hypothèse initiale.
Pourtant, certains auront reconnus que cette dent appartient manifestement à un herbivore. Il s’agit d’une molaire, probablement d’éléphant, voire de mammouth, qui peuvent peser jusqu’à
2,5 kilogrammes. Contrairement à une idée reçue, ces éléphantidés ne vivaient pas uniquement dans les espaces froids. Ainsi, il existe une variété africaine du Pliocène, dont des fossiles – datant d’environ 4,8 millions d’années – ont été retrouvés
au Tchad, en Libye, au Maroc ou encore en Tunisie. Toujours est-il que cette dent a été comparée à celle de restes d’éléphants après son envoi en métropole. La ressemblance a alors été jugée comme frappante et probante. Et pour cause, dès l’époque,
le correspondant de Thomas d’Arcos est parvenu à déterminer qu’il s’agit bien d’un éléphant de savane, proche de l’éléphant d’Afrique moderne et aujourd’hui éteint, le Loxodonta africanava. Avec cette dent fossilisée de grande taille,
l’option du L. africanava du Pléistocène ne peut être formellement exclue puisque ces conclusions se basent sur des comparaisons établies à partir du croquis ci-dessus.
En l’espace de quelques semaines, la découverte sensationnelle du géant s’est donc dégonflée, au profit d’une hypothèse qui correspond à des éléments connus de la science de l’époque. On comprend sans mal l’emballement du chercheur de 1630 confronté à
des fossiles très dégradés et manifestement nouveaux pour lui. Cette affaire n’est pas sans rappeler celle du prétendu géant du Dauphiné au début du règne de Louis XIII. Pierre Mazuyer, un chirurgien local, exploite la découverte
en 1613 d’ossements de près de 2 mètres de longs qu’il fait passer pour ceux de Theutobochus, un roi teuton qui a été fait prisonnier par le général romain Caius Marius en 102 av. J.-C. L’affaire a tellement fait parler d’elle, que les fossiles sont
présentés à la cour du jeune roi, avant que la supercherie ne soit révélée après 1618...
Baptiste ETIENNE
Sources :
- BnF, Dupuy 488, Mélanges historiques, f° 170 et 171
- D. de Juigné Broissinière, Dictionnaire théologique, historique, poétique, cosmographique et chronologique, 6e édition, Lyon : P. André, 1658
- A. L. Millin, Magasin encyclopédique ou journal des sciences, des lettres et des arts, vol. 5, Paris : Imprimerie de Delance, 1806
Références :
- P. Barthélémy, « Teutobochus, le géant qui n'en était pas un », dans Le Monde, "Passeur de sciences", le 12 janvier 2013
- R. Goulbourne, « Comédie et altérité : l'Afrique et les Africains dans le théâtre comique du XVIIe siècle », dans L'Afrique au XVIIe siècle : Mythes et réalités, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2003, p. 293-308
- M. Kölbl-Ebert (dir.), Geology and Religion - A History of Harmony and Hostility, n° 310, Londres : The Geological Society, 2009
- C. Lemardelé, « Une gigantomachie dans la Genèse ? Géants et héros dans les textes bibliques compilés », Varia, Revue de l'histoire des religions, 2010, p. 155-174
- F. Mora, « Le mythe des géants et la "renaissance" du XIIe siècle », dans La mythologie de l'antiquité à la modernité, Rennes : PUR, 2009, p. 143-155
- M. Patou-Mathis, Histoires de mammouth, Librairie Arthème Fayard, 2015
- L.V. Thomas, « Temps, Mythe et Histoire en Afrique de l'Ouest », Présence Africaine, n° XXXIX, vol. 4, 1961, p. 12-58
- J. Tolbert, « Ambiguity and Conversion in the Correspondence of Nicolas-Claude Fabri de Peiresc and Thomas d'Arcos (1630-1637) », Journal of Early Modern History, n° 13, 2009