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par JF VIEL, samedi 21 novembre 2020, 11:36
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Le document qui suit est assez exceptionnel : il s’agit d’une convention notariée par laquelle un mari et une femme, qui ne se supportent plus, organisent leur séparation de corps.

Le 8 avril 1551, Pierre de Cantiers et son épouse Adrienne des Haies, tous deux nobles, mariés depuis douze à treize ans et vivant à Sainefontaine[1], près de Beauvais, se présentent en l’étude d’un notaire de Rouen[2]. Le mari y expose ne plus pouvoir tolérer les mœurs (comprendre la nature, le caractère)[3] de sa femme. Les descordz[4] et contemptions[5] qui sont entre eux les empêchent de bonnement vivre en paix ensemble en tranquillité de leur conscience, à tel point qu’ils ont un temps envisagé un divorce. Sous l’Ancien Régime, le divorce (divortium) était une procédure portée devant l’official, juge ecclésiastique rendant la justice au nom de l’évêque. Lorsqu’il était accordé, ce divorce actait une séparation de corps des époux, mais rendait impossible tout remariage de l’une ou de l’autre des parties, le lien sacré du mariage restant indissoluble.

Nos époux, voulant éviter une telle procédure qu’ils jugent scandaleuse, ont alors l’idée, sur les conseils de leurs amis, d’organiser leur séparation de corps dans l’intimité de l’étude d’un notaire rouennais. La convention est initialement dressée de façon anonyme, le mari y étant désigné par la seule lettre P. (comme Pierre) et la femme par la seule lettre A. (comme Adrienne) ; les précisions sur l’identité des époux ne seront ajoutées – en interligne – qu’au moment de la signature du document.

Il est convenu que l’épouse ira habiter en la maison d’un sien parent de Rouen, François de Ponches, sieur du Mesnil-Vasse. Pour lui permettre de vivre honnestementtant pour ses allymentz, vestementz que aultres ses necessités, son mari s’engage à lui verser une rente annuelle de 80 livres tournois – à savoir 20 livres à Pâques, à la Saint-Jean, à la Saint-Michel et à Noël – tant qu'elle sera demeurante hors d'avecq luy. Le couple n’ayant aucun enfant, la séparation de corps est simple à mettre en œuvre et n’occasionne aucune autre disposition.

Cette convention, signée d’une main ferme par Pierre de Cantiers et Adrienne des Haies, est par la suite confirmée comme raisonnable et de justice par les consuls de Rouen, ce qui semble indiquer que les époux, bien que nobles, avaient des intérêts commerciaux dans la région. En ce même 8 avril 1551, Adrienne des Haies donne procuration à son mari pour vendre une maison appartenant audit Cantiers, sise en la paroisse Sainte-Marguerite de Beauvais, de façon à constituer le capital de la rente.

Les séparations de corps réglées devant notaire pour incompatibilité d’humeur sont rarissimes. On en trouve encore quelques exemples au XVIIe siècle, puis ces actes semblent disparaître purement et simplement de la pratique notariale. Une étude exclusivement consacrée à cette question serait passionnante !

__________
[1] Sainefontaine, hameau dépendant de Bulles (60130).
[2] Arch. dép. de Seine-Maritime, 2E1/863, 8 avril 1551. En ligne : vues 52 à 56/891

[3] Sur la minute, le mot mœurs a remplacé complections (complexions, c’est-à-dire caractère, tempérament), qui a été biffé.
[4] Désaccords, différends.
[5] Mépris.


Sur le plan paléographique, l’écriture est clairement cursive, démontrant au passage la virtuosité du clerc. Les abréviations (par contraction, suspension, notes tironiennes, signes spéciaux et lettres spéciales) sont assez nombreuses et parfois très sévères. Voir par exemple l’abréviation du verbe pretendre, à l’avant-dernière ligne de la première page de la procuration du 8 avril 1551 :

p(re)t(en)d(re)

p(re)t(en)d(re)

Comme souvent, la cursivité de l’écriture augmente à mesure qu’on s’approche de la fin de l’acte, les formules terminales n’étant d’ailleurs plus que suggérées... Les nombreuses ratures, ajouts en interligne et en marge sont caractéristiques des minutes notariales de la moitié nord de la France, au milieu du XVIe siècle.


Convention du 8 avril 1551 : transcription


Par souci de lisibilité, le texte a ici été restitué sous sa forme définitive, les passages biffés ayant été supprimés et les ajouts en interligne et en marge ayant été replacés dans le corps du texte.

Convention du 8 avril 1551 - Page 1


« Du mercredi huictiesme jour d'avril
mil Vc cinquante et ung, aprez Pasques.


« Comme depuys le mariage celebré en face de Saincte
Eglise d'entre noble homme Pierre de Cantiers, seigneur du lieu, demourant
à Senefontayne prez Beauvays, et damoiselle Adrianne Deshaies
puys douze à traize ans ou environ,
constant lequel mariage lesdictz
mariez aient eu quelques descordz et
contemptions entre eulx, tellement qu'ilz n'ont
peu bonnement vivre en paix ensemble en
tranquillité de leur conscience. Et pour
ce auroient esté en termes de aager[1] l'un vers
l'aultre en divorse, mesmement de la part dudict
de Quantiers pour ce qu'il disoit ne pouvoir tollerer
les moeurs de ladicte damoiselle, toutesfois
en fin, pour eviter tout scandalle, aient
par le conseil de leurs amys cherché
moyens de concorder entre
eulx au myeulx qu'il leur seroit possible.
Sçavoir faisons etc. pardevant
etc. furent presens lesdictz de Cantiers et ladicte damoiselle
Adrienne Deshaies, lesquelz de leurs bon gré et voluntez
etc. confesserent avoir faict accord entre
eulx, par lequel ladicte damoiselle,
du consentement dudict seigneur de Cantiers, son mary, et par luy
bien auctorisée quant à ce, a accordé
soy retirer en la maison de noble homme
Françoys de Ponches, seigneur du Mesnil Vasse,
et en icelle faire sa demeure et residence


_____
[1] Agir.

Convention 2
Convention du 8 avril 1551 - Page 2


jusques à ce que lesdictes parties puissent, aydant
la grace de Dieu, estre
reconsiliez ensemble. Et affin que ladicte
damoiselle ait occasion et moyen de
vivre honnestement et se contenter dudict son
mary, icelluy de Cantiers, son mary, a promys
et s'est obligé payer par voye d’execution à ladicte damoiselle
la somme de quatre vingtz livres tournois par chacun an, payable
aux quatre termes de l'an accoustumez,
assavoir Pasques, Sainct Jehan, Sainct
Michel et Noel, et le tout rendu
à ses despens en la maison dudict de Ponches,
[renvoi en marge : premier paiement commenceant à Pasques dernière passée et ainsi contynuer de terme en terme].
Laquelle somme de quatre vingtz livres tournois ladicte damoiselle
s'est contentée tant pour ses allymentz,
vestementz que aultres ses necessités,
et a promys ne demander audict son mary
aultre chose pour le temps qu'elle sera
demeurante hors d'avecq luy. Et si
a promys durant ledict temps demeurer
en ladicte maison dudict de Ponches ou
aultre lieu honneste par
desliberation desdictz de Ponches du Mesnil Vasse et de Cantiers. Promectans lesdictes
parties tenir les choses dessusdictes soubz
l'obligation de tous leurs biens et heritages.
Presens Nicolas Massieu, marchant, demeurant en la paroisse St Maclou
de Rouen, et Adam Bihorel, hostellier, demeurant en la paroisse
St Vigor dudict Rouen. »


Ainsi signé : P. de Cantiers
Adrianne des Haies.

Convention 3
Convention du 8 avril 1551 - Page 3


« Semble aux conseulx soubz signez ausquelz
a esté communiqué la minutte cy dessus que
icelle est raisonnable et que l'accord y
mentionné par les termes qu'il est, est de
justice. »


Ainsi signé : Colombel, avec paraphe / Lambert, avec paraphe.



Procuration du 8 avril 1551 : transcription

Procuration

Procuration du 8 avril 1551 - Page 1


« Du mercredi huictiesme jour d'avril, après
Pasques Vc LI.


« Fut presente damoiselle Adrienne Deshayes, femme
de noble homme Pierre de Cantiers, seigneur du lieu, demeurant
à Sene Fontaine près Beauvais, laquelle après qu'elle
eult esté deuement auctorisée par ledict seigneur son mary, present
quant à ce, de son bon gré constitua son procureur general
et especial, c'est assavoir ledict sieur de Cantiers, son mary,
en tout le faict et stille de plaidarye, et par especial
ladicte constituante a donné et donne par sesdictes presentes, en tant
que à elle est et que le cas luy peult toucher,
plain pouvoir, puissance et auctorité audict seigneur de Cantiers,
son mary, portant icelles, de pour elle et en son
nom vendre, transporter, fieffer, eschanger et
aultrement aliener une maison et
heritage audict seigneur de Cantiers appartenant,
assise en la parroisse de Saincte Marguerite en
la ville de Beauvais, à telle
personne ou personnes et par tel prix, charges
conditions et moiens que ledict seigneur de Cantiers,
son mary, verra bien estre, recevoir les
deniers provenans de ladicte vendue et en faire telle
quictance que icelluy seigneur de Cantiers verra
bien estre, et mesmes de
pour elle et en son nom renoncer
à tout et tel droict de douaire, asignation de
mariage ou aultre droict heredital qu'elle pourroit
avoir, pretendre et demander sur ladicte
maison dessus declarée et d'en passer

Procuration 2
Procuration du 8 avril 1551 - Page 2


telles lectres de vendue, fieffe et eschange et renonciation que
mestier serra et au cas appartiendra. Et generallement etc.
promectans tenir etc. obligeans biens etc.
Presens Nicolas Massieu et Adam Bihorel. »


Ainsi signé : P. de Cantiers
Adriane des Haies. »

Bibliographie

  • David BASTIDE, "La survivance des coutumes dans la jurisprudence du XIXe siècle (1800-1830) - Autour de la femme, de la dot et du douaire normands", Annales de Normandie, n° 56, 2006, p. 395-414 (http://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2006_num_56_3_1586)
  • Adrien Jean Quentin BEUCHOT, Oeuvres de Voltaire - Avec préfaces, avertissements, notes, etc., vol. 28, Paris, chez Lefèvre, 1829, article "divorce", p. 436-439
  • Sylvain BLOQUET, “Le mariage, un contrat perpétuel par sa destination (Portalis)”, Napoleonica. La Revue, 2012/2, n°14, p. 74-110
  • Jean-Louis HALPERIN, "Les fondements historiques des droits de la famille en Europe - La lente évolution vers l'égalité", Informations sociales, n° 129, 2006, p. 44-55 (https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2006-1-page-44.htm)
  • François LEBRUN, La vie conjugale sous l’Ancien Régime, Paris (Armand Colin), 1985
  • Stéphane MINVIELLE, La famille en France à l’époque moderne, Paris (Armand Colin), 2010
  • Roderick G. PHILLIPS, "Le divorce en France à la fin du XVIIIe siècle", Annales, n° 34, 1979, p. 385-398

[ Modifié: samedi 21 novembre 2020, 16:32 ]
 
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Longtemps considérés comme disparus, les Mémoires de la famille de Jean Le Boindre (1620-1693) ont, récemment, été (re)découverts et offrent des perspectives exceptionnelles. Prototype du magistrat, l’auteur est ici un avocat de formation, reçu à la troisième chambre des Enquête du Parlement de Paris en 1645.


Son écrit privé se compose de deux parties bien distinctes. Les deux premiers tiers comportent une « genealogie des Le Boindre et leurs alliances ». Celle-ci a pour but de démontrer l’ancienneté de la famille depuis le fondateur, Nicolas, dont il assure que la filiation remonte au XVe siècle. Il entrecoupe cette démarche par une succession d’inventaires de “pièces et écritures” qui répertorient les possessions familiales. Renforçant son statut, il considère que les biens et les seigneuries « sont l’ame des maisons de campagne ». Ainsi, les fiefs « en conservent le non et celuy de leurs auteurs », de même, ils « rendent leur sejour agreable, par cet ombre d’empire et d’autorité », en permettant de vivre noblement.
Son Testamentqui occupe le dernier tiers de l’ouvrage, s’adresse à ses enfants. Dans cet écrit d’une grande sensibilité, il revient sur sa carrière et sa manière de voir le monde. Et c’est bien le sang qui est au cœur des enjeux politiques et familiaux pour ce magistrat parisien, originaire du Maine, comme en témoigne sa position sur la noblesse :

«

Ainsi, (mes enfans), l’honneur et les veritables marques de la noblesse du sang qui consiste dans unne longue suitte d’ayeuls de merite et de vertu ne manquoint point à vostre famille, elle en estoit en possession depuis trois siecles »

Selon Jean Le Boindre, « le sang » constitue un élément structurant. Ce même sang qui, pour conserver sa valeur, ne doit pas se mêler à un autre moins glorieux et permet de cumuler les vertus des membres du même lignage. Ce principe de distinction renvoie à l’ancrage dans des lignées. L’idée de race se trouve, ici, soulignée par la qualité irréfutable attachée au caractère quasi biologique. À l’image de ce texte, l’importance accordée aux liens familiaux touche l’ensemble de la noblesse, d’épée comme de robe.
En insistant sur le sang bleu, il s’agit pour ce magistrat de souligner l’antiquité de la noblesse héréditaire. Servant historiquement le roi sur les champs de bataille, en versant le sang, il convient que les nobles demeurent exemptés d’impôts, et ce, même si nombre d’entre eux n’ont pas vu une épée depuis longtemps. De plus, en versant l’impôt du sang, les nobles estiment pouvoir incarner une forme de contre-pouvoir face à la domination d’un gouvernement qu’ils jugent gangrené par les roturiers.
Les mérites et la vertu que Jean Le Boindre attache à ses ancêtres sont également un moyen pour ce juge de se positionner vis-à-vis de ses confrères parisiens. N’appartenant pas à une illustre famille de membres du Parlement, il n’est pas davantage en mesure de se prévaloir d’une immense assise financière. En insistant sur l’honneur et la droiture auprès de ses enfants, il se sert de ses ancêtres pour asseoir sa propre carrière.
Engagé dans la Fronde parisienne de 1648 à 1652, Jean Le Boindre considère que cette prise de position politique le rapproche des autres grands parlementaires, tels que Pierre Broussel (1575-1654) ou René de Longueil (1596-1677), son parent. Vaste mouvement de révolte des élites, la Fronde lui offre donc l’occasion de faire valoir ses propres mérites... comme un palliatif de la fortune et de la notoriété. De fait, son regard est original à bien des égards. Il incarne l’esprit de la Fronde parlementaire qui touche tout le royaume de France.

Arbre généalogique

Généalogie insérée au début de l'ouvrage

Baptiste ETIENNE


Bibliographie :
- Jean-Marie Constant, Nobles et paysans en Beauce aux XVIe et XVIIe siècles, thèse en histoire, université de Lille III, 1981
- ID., 
« Terre et pouvoir : la noblesse et le sol », dans La terre à l’époque moderne, Paris : Association des historiens modernistes des Universités, 1983
- Robert Descimon, « Le conseiller Jean Le Boindre (1620-1693) : un destin de vaincu », dans Débats du Parlement de Paris pendant la minorité de Louis XIV, vol. 1, Paris : Librairie Honoré Champion, 1997
- Alain Devyver, Le sang épuré. Le préjugés de race chez les gentilshommes français de l’Ancien Régime (1560-1720), thèse de doctorat, Bruxelles, 1973
- Arlette Jouanna, L’idée de race en France au XVIe et au début du XVIIe siècle (1498-1614), thèse de doctorat, Université de Lille, 1976
- Ellery Schalk, From valor to pedigree – Ideas of nobility in France in the sixteenth and seventeenth centuries, Princeton : Princeton University Press, 1986
- Isabelle Storez-Brancourt, « Introduction », dans Débats du Parlement de Paris pendant la minorité de Louis XIV, vol. 2, Paris : Librairie Honoré Champion, 2002

[ Modifié: dimanche 22 août 2021, 17:36 ]
 
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par Le Paleoblog, mardi 29 mai 2018, 10:58
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Ceux qui commencent à connaître mes articles savent bien que je n’ai pas choisi ce texte pour sa graphie... il faut même dire qu’elle est plutôt désagréable. Prieur de Saint-Ouen de Rouen de 1663 à 1669, Victor Texier (1617-1703) l’auteur de ces Mémoires, n’entrera donc jamais dans la longue liste des auteurs dont la plume titille mon âme de paléographe. Néanmoins, l’anecdote qu’il relate est précieuse puisqu’elle constitue le point de départ de l’affaire qui nous intéresse aujourd’hui.


« Ce Mr de La Croisette estoit 1 homme d'esprit et de teste,
mais sorty de         et origine du Bas Languedoc,
il avoit espousé l'heritiere du Rolet. Dans la
recherche qu'on fit lorsque j'estois prieur de Caen
et dont Mr Cousin etoit le traitant, Madame du
Rolet me vint voir et me demanda s'il n'y
avoit pas au Bas Languedoc une abbaye
apellée Aniane, "ouy et j'en conois fort le prieur".
"Ecrivez luy, je vous prie, dans une recherche
on a besoin de tous les tiltres, qu'il vous 
envoye ceux de la noblesse de mon mary, dont
les ancestres sont fondateurs de cete abbaye et
enterrez là, dans une manifique sepulture. »

La femme d’Anne Le Blanc du Roullet ( -1680), seigneur de La Croisette, vient demander de l’aide à un religieux bien dans le monde et en relation avec de nombreuses personnalités normandes. Elle souhaite alors entrer en contact avec le prieur de l’abbaye d’Aniane, en Languedoc. La raison de cette requête ? Dans le cadre “d’une recherche” anodine, cette femme aurait besoin de se procurer les titres de noblesse de son époux. A priori, cela ne pose aucun problème et Victor Texier accepte la commission. Rien de plus normal puisque Monsieur de La Croisette est un ancien gouverneur et bailli de Caen. Considéré comme “le favoris” du duc de Longueville, le gouverneur de la province. Bien implanté en Normandie, La Croisette y possède de nombreuse terres. Il a incontestablement de l’entregent et a même été en contact direct avec Mazarin à plusieurs reprises.
Sauf que... quelques temps plus tard, Anne Le Blanc du Roullet, seigneur de La Croisette, vient en personne à la rencontre de Victor Texier. “Il parla de mille choses indiferentes”, comme pour noyer le poisson avant d’en venir à l’essentiel. Et l’essentiel c’est bel et bien de discréditer sa femme en assurant qu’elle est “folle”. Notre prieur en convient volontiers en affirmant qu’il “l’apelloit ainsy et avoit raison”. La Croisette affirme alors qu’il n’y a nul besoin de rechercher de titres puisqu’on “me connoist et on sçait ma noblesse”. D’un commun accord, les deux hommes décident de ne pas pousser plus avant les recherches.
Ce que Victor Texier ne dit pas, lors de la rencontre, c’est qu’il a déjà reçu la réponse du prieur languedocien et elle est sans appel ! Toute cette histoire de noblesse n’est en fait qu’une “chansson” et les La Croisette ont usurpé leurs titres. Après avoir fait fortune en Languedoc, ils déménagent en Normandie pour vivre noblement et faire croire à une ascendance illustre. Or, le patriarche de la famille n’était qu’un “malheureux, dont à peine conoissoit-on la famille”. L’affaire est donc enterrée discrètement...
Dès le milieu du XVIe siècle, le genre de la généalogie se développe en lien avec l’affirmation identitaire. Au même moment, se met en place l’usage de parentés fictives à travers toute l’Europe. En France, l’étude des bourgeois de Valencienne conduit à déceler des embellissements de généalogies par la création d’origines nobles totalement fictives, « mais crédibles ».
Toutefois, si au début de l’époque moderne, il suffisait de vivre noblement sur trois générations pour être reconnu comme tel, à partir du XVIIe siècle l’autorité royale souhaite incarner la seule source de prestige en la matière. Excessivement fréquents, ce genre de cas encouragent la Couronne à mener aux grandes recherches de noblesse à partir de 1666, dont l’objectif est de taxer des “finances” pour de prétendues maintenues de noblesse. Il convient alors de vérifier attentivement les preuves de noblesses, et ce, même pour les familles les plus illustres. Évidemment, on trouve des “pièces originales” des plus douteuses pour les plus hardis et, parfois, un malencontreux incendie de papiers est si vite arrivé... Du reste ces maintenues de 1666 et 1696 font souvent l'objet de contestations au siècle suivant, ce qui donne à la Couronne l'occasion de taxer de nouvelles "finances".
En somme, s’il n’y avait qu’une seule leçon à retenir de cette affaire, c’est que les sources doivent être vérifiées et plutôt deux fois qu’une, même lorsque l’antiquité de noblesse paraît assurée.   

 

Baptiste Etienne


Source :
BnF, F FR 25 007, Mémoires, par Victor Texier, f° 27 et 28


Bibliographie :
-   Germain BUTAUD et Valérie PIETRI, Les enjeux de la généalogie (XIIe-XVIIIe siècle). Pouvoir et identité, Paris : Autrement, 2006
-   Yves JUNOT, Les bourgeois de Valenciennes - Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630), Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2009 (https://books.google.fr/books/about/Les_Bourgeois_de_Valenciennes.html?id=-bjgxgNWOGsC&redir_esc=y)
-  Valérie PIETRI, « Vraie et fausse noblesse: l’identité nobiliaire provençale à l’épreuve des reformations (1656-1718) », Cahiers de la Méditerranée, n° 66, 2003 (http://journals.openedition.org/cdlm/117)
-   Augustin REDONDO, « Légendes généalogiques et parentés fictives en Espagne au Siècle d’Or », dans Les parentés fictives en Espagne (XVIe-XVIIe siècles), Travaux du « Centre de recherche sur l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles », Paris: Publications de la Sorbonne, 1988

[ Modifié: samedi 21 novembre 2020, 17:07 ]