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par Baptiste Etienne, samedi 21 novembre 2020, 09:33
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La vision de l’historien sur les plus vulnérables est souvent tributaire du regard que les riches et privilégiés portent sur cette catégorie de personnes. Comme le souligne François Furet, ces Hommes des marges s’opposent aux élites et sont appelés « menu peuple » dans les sources.
Ainsi, on n’a accès aux pauvres et aux vulnérables qu’à travers le « regard des dominants » producteurs d’archives. Selon le Dictionnaire de l’Académie, la personne qui est vulnérable est celle « qui peut estre blessé ». La pauvreté est – sans conteste – le premier facteur de vulnérabilité puisque le moindre changement environnemental, économique ou social peut être capital. Toutefois, il s’agit d’une catégorie « tiroir » qui peut regrouper une multitude d’individus aux problématiques différentes en fonction de l’endroit où le chercheur place le curseur (enfants, femmes, handicapés, personnes âgées…). Du XIVe au XVIIIe siècle, la notion de pauvreté se caractérise par une certaine permanence et concerne avant tout l’individu qui ne dispose que de sa force de travail.
Toutefois, en elle-même, cette notion est nécessairement relative, suivant les époques, les lieux ou le contexte. Dans les dictionnaires, le pauvre n’est autre que celui qui « souffre », qui est « affligé, malheureux, désolé » et « qui est dans la nécessité ». Généralement, la définition renvoie aussi à l’absence puisque c’est la personne « qui n’est pas riche » ou « qui n’a pas de bien ». Le pauvre recoupe donc à la fois un état intrinsèquement lié à l’individu et une potentialité, c’est-à-dire une vulnérabilité. Dans la Muse Normande, le pauvre est un personnage que le petit imprimeur rouennais David Ferrand aime à mettre en image. Or, il demeure, lui-même, tributaire d’une vision héritée de l’Humanisme et partagée entre dénonciation et volonté d’accompagnement :

« Si queuque fais à soupire d'angoisse,
Ch'est à steur'là qu'o la cherge & l'oppresse ;
En vain no vait ses membres descouvers,
Sa chair jaunastre & à demy perchée,
Sans s'apiter à vair qu'à z'yeux ouvers »

En 1640, David Ferrand (1589-1660) offre un regard rempli d’empathie sur la peur du pauvre à demi-mort et tenaillé par la faim. En multipliant les descriptions de ce type, il cherche à pousser son auditoire et son lectorat à s’apitoyer sur les pauvres, alors même qu’il ne cesse d’utiliser des substantifs péjoratifs pour condamner la mendicité qu’il réprouve. De ce point de vue, ce Rouennais a de l’imagination en évoquant des « petits gueux d’hostiere », c’est-à-dire des mendiants allant de porte en porte, des « trucheurs » qui renvoient à ceux jugés « professionnels » ou en utilisant encore les métaphores, comme celle des « morpions ». On est au cœur de l’ambivalence des catholiques vis-à-vis du pauvre. Ainsi, le nécessiteux renvoi à deux images paradoxales. S’ils évoquent l’image de Dieu incarné, ils évoquent aussi les fainéants et les profiteurs. Le langage et les expressions mobilisées par David Ferrand sont le reflet de ses peurs et, à l’occasion, de son repentir vis-à-vis des marginaux.

De manière générale et pour leur permettre de subsister, sans recours à la mendicité, les autorités estiment qu’il faut leur distribuer trois sols par jour dans le cadre de l’aumône. L’idée avancée est bel et bien de les empêcher de mendier en les contraignant à « vivre chez eux ». Ils sont aussi obligés de se rendre tous les samedis dans des lieux de distribution définis. Les pauvres dits « honteux » sont traités de manière séparée puisqu’ils font l’objet d’un « rolle à part » et l’aumône est distribué à leur domicile. En 1650, le nombre de pauvres invalides à Rouen est estimé à 600, et ce, sans prendre en compte les enfants et les pauvres « honteux ». Seuls quelques pauvres, les invalides, considérés comme des « vrais » pauvres, sont autorisés à demander l’aumône, les autres étant donc cachés à la vue de tous.


Or, les nécessiteux bénéficiant de l’aumône ne sont qu’une partie de tous ceux qui se concentrent dans la ville : les malades sont admis dans les hôpitaux, les valides sont forcés au travail et les horsains sont expulsés, alors que certains sont assistés secrètement, mais préservés. Depuis quelques décennies, sous l’impulsion de chercheurs tels que Michel Mollat, Bronislaw Geremek, Jean-Pierre Gutton ou Alan Forrest, le thème de la pauvreté est revenu au centre de l’attention en offrant des perspectives plus détachées du seul regard des représentants du pouvoir.


Illustration :
- Sébastien BOURDON, Les Mendiants, Musée du Louvre, 49x65cm, 1640

Sources :
- BM Rouen, Ms. M. 276, fos 82 et 83
- Alexandre HÉRON, La Muse normande de David Ferrand, vol. 2, Rouen : E. Cagniard, 1892, p. 200

- Pierre RICHELET, Dictionnaire François,Genève : J.-H. Widerhold, 1680, p. 159
- Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts...,vol. 1, La Haye, A. et R. Leers, 1690, “pauvres”
Dictionnaire de l’Académie Française,Paris : veuve Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 666


Bibliographie :
- Patrice BOURDELAIS, « Qu’est-ce que la vulnérabilité – « Un petit coup renverse aussitôt la personne » (Süssmilch) », Annales de démographie historique, n° 110, 2005, p. 5-9
- Roger CHARTIER, « Pauvreté et assistance dans la France moderne : l’exemple de la généralité de Lyon », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 28, n° 2, p. 572
- Laurence FONTAINE, « Pauvreté, dette et dépendance dans l’Europe moderne », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n° 40, 2007, p. 79-96
- Alan FORREST, Les Pauvres et la Révolution,Paris : Perrin, 1988
- François FURET, « Pour une définition des classes inférieures à l’époque moderne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n° 3, 1963, p. 459
- Bronislaw GEREMEK, La potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris : Gallimard, 1987
- Jean-Pierre GUTTON, La société et les pauvres : l’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Bibliothèque de la Faculté des lettres et sciences humaines de Lyon, XXVI, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1971
- Michel MOLLAT, Les Pauvres au Moyen Âge – Étude sociale,Paris : Hachette, 1978
- Denise TURREL, « Une identité imposée : les marques des pauvres dans les villes des XVIe et XVIIe siècles », Cahiers de la Méditerranée, n° 66, 2005, p. 1-4


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