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« (Jeanvier 1709)

L'iver a esté très exstraordinairement rude par
tout l'Uroppe que de vie d'homme l'on n'a veu un
pareil iver, sy long, aÿant continué à Rouen par 5
fois, de sorte qu'après Pacque l'on ce choffoit. Ce quÿ 
a caussé disette de bois, manques de travail, tout 
aresté, les vivres manques, pour les chemins inpratica-
ble, par les grande naige qui ont tombé, donc jamais 
son pareil, grose eauxs pasable qui a duré 3 semaine plus-
ieurs mords de froit, pieud, mains gellez, charté de bois.
Ce quÿ valloit 14 s. a esté vendu 45 s. à 50 s. C'est ensuivÿ, au 
commensement d'avril, charté de grains, de vivres. Le pain
de 3 s. 6 d. à 15 s. et 18 s., les 6 marques ou 6 lt. la viande. De mesme, 
sidre, vin, eau de vie, rencherie de plus d'une motié, pouvre- 
té, misere, argen tres court, pettite gangne, métier demeurés 
plain de pouvre, forse hause, drois d'entrée sur tout quÿ mine 
& reduict le peuple à l'exstremité, gaierre contre l'Alemangne, 
l'Engleterre, Holande, Portugal (...) » 

En quelques lignes, on découvre tout l'effroi de Jacques Papavoine (1648-1724) confronté au Grand Hiver de 1709. Ce marchand mercier, puis courtier, est enregistré comme bourgeois de Rouen. Celui-ci est connu grâce à la rédaction de son Livre de raison. Il rédige régulièrement ce manuscrit sur une période allant de 1655 à 1723 et dans lequel il évoque ses affaires commerciales, mais aussi les événements du quotidien.
Son récit du mois de janvier 1709 est – c'est le moins que l'on puisse dire – relativement confus. Il évoque sans transition le froid, la cherté, les impositions, ainsi que les guerres.
Et pour cause, la guerre de Succession d’Espagne, entamée dès 1701 par Louis XIV s’enlise, faisant augmenter les prélèvements fiscaux et freinant considérablement l’activité économique du royaume. Dans ce mélange de complaintes, le trouble de ce marchand est des plus sensible. Qu’est-ce qu’il se passe lors du Grand Hiver 1709 ?
Comme le souligne Jacques, un grand froid touche l'Europe entière de la Scandinavie à la Méditerranée durant au moins quatre mois. Cette année glaciale succède à plusieurs années clémentes de 1701 à 1708, mais se situe dans une période plus large de climat capricieux. Concrètement,  entre 1630 et 1730, le climat est au cœur d'une courbe séculaire relativement moyenne à bonne. Toutefois, les années 1687-1700 constituent un bloc d'années froides avec une différence de 1,3 C° inférieure par rapport à la moyenne. Cela peut paraître faible, mais sur une période aussi courte c'est énorme puisqu'un dixième de degré peut faire varier d'un jour la date des moissons ou des vendanges. 1,3 C° de moins, ce sont des récoltes retardées de deux semaines en moyenne.
À l'échelle du royaume, l'hiver 1709 fait suite à un automne 1708 déjà rigoureux. En janvier, un froid vif s'installe subitement. Le 5 janvier, il fait encore +10,7 C° à Paris et -3,6 C° dès le lendemain. Jusqu'à la fin du mois de mars le froid persiste et, entre janvier et février, il fait en moyenne -20 C° en Île-de-France. La neige couvre presque entièrement le royaume et les eaux des fleuves et rivières débordent et gèlent en transformant les plaines en vastes glacières.
Jacques Papavoine est loin d'être le seul à évoquer cet événement majeur de l'histoire de France et il ne peut être suspect d'exagération.  S’il évoque cinq vagues de froid, l'historien Michel Lachiver n’en retient que quatre grands épisodes de froid consécutives à l’échelle du royaume. Le nord de la France a été particulièrement touché, mais le Grand Hiver frappe l’hexagone de manière généralisée. À Versailles, Louis XIV, lui-même, est contraint de rester cloîtré du 8 au 17 janvier ce qui « l'incommode, un peu, de ne point prendre l'air ». Il ne peut aller se promener à Marly que le 18 et le lendemain à Trianon. Pour le commun, la vie quotidienne est paralysée par le froid durant plusieurs jours et il gèle même dans les maisons, au coin des cheminées. Dans la suite de son évocation du Grand Hiver et de ses conséquences, Jacques Papavoine ne cesse de se plaindre de l'augmentation des impôts et d'une justice abandonnant « le tout en proÿe au plus forz ; parjures, fraude, subtillitzz, nulle consianse, sans charité, medisance, usure et autres genre de vivre sont dit usagé pour persécuter le juste ».
 

Baptiste Etienne


Source :
- BM Rouen, Ms. M. 281, Livre de raison, par Jacques Papavoine, f° 136

Bibliographie :
- Michel DERLANGE, « Aspects et conséquences d’une crise sur le temps long », Cahiers de la Méditerranée, 74 (http://cdlm.revues.org/2173-)
- Olivier JANDOT, « Les gens simples face à l'hiver (XVIe siècle-XVIIIe siècle) », Colloque qui s'est tenu les 26 et 27 septembre 2017 à la Fondation Singer-Polignac (https://vimeo.com/236119785)
- Marcel LACHIVER, Les années de misères – La famine au temps du Grand Roi, Fayard, Millau, 1991 

[ Modifié: samedi 21 novembre 2020, 12:50 ]