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  • Étude critique des tableaux en paléographie


    Sur les réseaux sociaux et ailleurs, les tableaux d'aide en paléographie sont inlassablement partagés avec enthousiasme. Nous avions déjà rédigé un petit article visant à interroger cette pratique. Toutefois, il convient – parfois – de développer et d'expliciter un point de vue qui ne saurait être qu'une position de principe. C'est l'objet du présent article. Celui-ci ne vise pas un tableau en particulier, mais l'approche par tableaux, en règle général. Ceux-ci ne sont donc utilisés que pour illustrer un propos.

    Certains sont meilleurs que d'autres, certains sont travaillés avec davantage de rigueur et un corpus de textes plus large, d'autres mélangent absolument tout (abréviations, lettres, ligatures, écritures humanistiques et gothiques, etc.). Toutefois, le premier point qui devrait retenir l'attention de n'importe quel utilisateur : en général, on ignore qui a réalisé le document, dans quel contexte, à partir de quelle méthode, le type de documents mobilisés (corpus), etc.
    D'office, l'absence de références devrait jeter le discrédit sur ce type de tableaux. Ce qui fait qu'ils sont largement partagés, ce n'est rien d'autre que l'habitude. C'est normal d'ailleurs de le faire parce qu'on croit souvent, quand on découvre la paléographie, que ce genre d'outils peut permettre de résoudre l'équation, mais c'est bien plus complexe que cela, comme n'importe quelle science.
    Or, c'est un point important. Si vous n'imaginez pas que quelqu'un puisse s'improviser pilote de ligne, il est peu probable qu'une même personne puisse devenir paléographe émérite sans un apprentissage, un peu d'entrainement... et ce, même s'il dispose de meilleur tableau du monde.

    D'ailleurs, que diriez-vous de quelqu'un prétendant vous permettre de résoudre des équations du second degré... avec pour seule connaissance un bête tableau des tables de multiplications...?


    Entrons dans le détail : en paléographie, il y a un point essentiel : le ductus.


    Cela correspond au tracé des lettres (nombre de segments, le sens de chacun d'eux, etc.). Dans la plupart des tableaux, toutes les lettres sont retracées pour donner une harmonie d'ensemble au tableau (ce qui pourrait sembler logique). Toutefois, tous les ductus sont littéralement sacrifiés avec cette "adaptation". Les pleins et les déliés sont gommés au passage et c'est un véritable massacre de nature à provoquer des confusions pour celui qui s'aiderait de ce genre de tableaux.

    tableau 1

    Certaines lettres – ainsi retracées de manière harmonisée – ne correspondent à rien et sont totalement fantaisistes !
    C'est le cas, ici, du premier b minuscule, en forme de berceau ou d'étrange oie sans patte. Certainement est-il extrapolé d'une découverte en archives, mais, ainsi retracé, cela n'a plus le moindre sens.


    Ligne S

    C'est véritablement le point central à considérer. Mais, il y en a d'autres, comme le fait que certaines lettres évoluent en fonction de la position dans le terme. Un tel tableau ne rend pas compte de cette réalité. Par conséquent, deux lettres peuvent être confondues (exemple du E et du s terminal ci-dessous). Si on n'a pas conscience qu'un s et un E peuvent être tracés de manière identique, le tableau provoque des erreurs de lecture :

    e et s
    Dans cet exemple, vous trouverez un E capital en position initiale et un s à double aigrette en position terminale. Le ductus est ici strictement le même. Seul le module (la taille de la lettre) peut potentiellement varier, mais ce n'est pas systématique.

    Souvent réalisés sur un corpus trop limité, ce genre de tableaux entretient des confusions très gênantes lorsqu'on prétend aider. S'il ne fallait qu'un exemple, ici un f s'est glissé dans les s, alors que le risque d'erreurs de lecture entre les deux lettres est très courant pour les débutants.

    e et s


    De même, les tableaux oublient des lettres (le p en x est régulièrement considéré comme quantité négligeable, mais à la décharge des tableaux c'est aussi le cas dans nombre de manuels de paléographie) :

    tableau 2

    Ci-dessous, voici un exemple de p en x en position initiale et en position médiane : celui-ci ne figure pas dans la plupart des tableaux. C'est dommage, il est extrêmement courant dans les documents...
    pappier
    Si on ignore cette graphie pourtant courante et si on en croit la plupart des tableaux et des manuels de paléographie qui ignorent cette lettre p si particulière, il faudrait donc lire "xaxxier"...

    Pour réaliser un tableau de ce type, il convient de bien connaître la science qu'on prétend illustrer. Cela semble logique, mais lorsque ce n'est pas le cas, on peut être à l'origine de méprises. Ici, un p tildé s'est glissé dans les lettres p. Or, il ne s'agit pas d'une simple lettre p, mais d'une lettre spéciale pourvue d'une abréviation :

    p tildé

    Ainsi, le p tildé sert pour abréger "p(re)", "p(ri)" et, marginalement, "p(ra)", comme dans l'exemple ci-dessous :
    p tildé
    Ce cas de figure est symptomatique : une méconnaissance du système abréviatif (qui peut être complexe jusqu'au premier tiers du XVIIe siècle) est de nature à renforcer les difficultés de lecture qu'un tableau ne saurait résoudre.

    ligne

    Pour illustrer le propos, voici une ligne extraite d'un acte notarié du XVIe siècle : "co(mm)e p(ro)cureurs, (com)miss(air)es, s(er)gens (et) au(ltr)es p(er)so(nn)es".
    Vous conviendrez qu'un tableau de lettres n'est guère utile pour déchiffrer ces quelques mots, même avec la meilleure volonté du monde. 


    Enfin, si certains tableaux font l'effort de présenter des graphies cursives qui peuvent surprendre les débutants, il demeure qu'une approche des graphies déformées par les ligatures (association de deux ou plusieurs lettres entre elles), sans tenir compte du contexte, est un exercice sportif, pour ne pas dire vain :

    m et n

    Dans le cas présent, il est intéressant de montrer que des lettres à jambages peuvent être tracées de manière très cursive, semblables à un électrocardiogramme plat. Il s'agit d'une modification du tracé que l'on rencontre très couramment dans les manuscrits et il aurait été souhaitable que ce soit également fait pour toutes les lettres cursives (et non uniquement les lettres à jambage). Toutefois, présenter ce genre de déformations, sans tenir compte de l'économie des mots, n'est qu'une aide partielle, voire trompeuse :
    chemyn
    Dans un exemple comme celui-ci, si on n'a pas conscience que les ligatures peuvent déformer l'ensemble des lettres, il faut bien reconnaitre que la lecture du terme s'annonce folklorique, même en ayant conscience que le m et le n peuvent avoir une graphie cursive.

    En conclusion, le problème n'est pas seulement un manque d'exhaustivité. Loin d'être une aide (même partielle), ce genre de tableaux peuvent être à l'origine de nombreuses confusions préjudiciables pour l'utilisateur, si on pense y voir une véritable aide. Ils ne rendent pas compte de la réalité, mais seulement d'une vision fantasmée de la paléographie.
    Et c'est d'autant plus dommageable qu'il existe désormais des tableaux réalisés avec davantage de rigueur :

    Tableau Paleo-en-ligne.fr

    Dans ce cas, les lettres ne sont pas retracées grossièrement, comme en témoignent les différences de tonalités. Il s'agit bel et bien de photographies de lettres trouvées dans le dépouillement de milliers de documents d'archives.
    De plus, le risque d'un tableau, quel qu'il soit, demeure dans la présentation des lettres en dehors du contexte. Afin de tenir compte du fait qu'une lettre peut présenter des variantes en fonction de la position dans le terme, l'abécédaire offre un outil commode permettant de réaliser des comparaisons heureuses et de s'assurer qu'une graphie particulière correspond bien à une lettre précise en position initiale, médiane ou terminale.

    Et si l'on veut être parfaitement objectif, même réalisés dans un cadre scientifique, ces tableaux ne peuvent être suffisants et exempts de critiques. Pour reprendre la métaphore des équations du second degré énoncée au début de cet article : même avec les meilleurs outils, il manquera toujours des pré-requis. La paléographie demande un peu de temps pour apprendre, pour comprendre et pour analyser. Des enseignements de qualité peuvent être dispensés dans des dépôts d'archives, des associations ou sur ce site. La meilleure solution de facilité demeure donc d'apprendre la méthode pour gagner en autonomie, et ce, avec des professionnels compétents.