Paléoblog
Un maître et sa famille, parfois aidés de quelques compagnons et apprentis, forment la base de la production de biens. Depuis le Moyen Âge, Rouen est une ville jurée, ce qui sous-entend que ceux qui exercent la même activité sont regroupés en corporations, masculines, féminines ou mixtes. Organes d’autorégulations, elles ont pour objet de « soumettre leurs membres à une discipline collective pour l’exercice de leur profession ». Les corporations de métiers ont un rôle important au quotidien dans la société d’Ancien Régime. Comme en témoignent les statuts des étainiers-plombiers de 1618 l’intérêt pour les marques est central. En partant du principe que « les fautes peuvent etre commises plus hardiment de nuit que de jour », les horaires de travail et les matériaux utilisables sont strictement règlementés. On souligne le monopole des maîtres qui doivent exercer leur activité dans leurs boutiques ou maisons pour empêcher le « changement de marque & de membres ». Ainsi, il est strictement interdit de la modifier sans autorisation.
À Rouen, un intérêt similaire pour la « traçabilité » se retrouve dans nombre de corporations, comme en témoignent les devises d’imprimeurs-libraires et le Livre portatif de contrôle des marques des cartiers. Ce dernier regroupe 335 marques sur une période allant de 1539 à 1766, dont certaines sont associées à une devise. De 1600 à 1666, on relève l’enregistrement d’une centaine de marques de ce métier. C’est le cas, par exemple de Nicolas Guerin, reçu en 1641 et dont la devise est « de l’aurore l’etoille, chacun la trouve belle ». Fils de Robert et d’Isabeau Saulnier, lui aussi cartier, il est reçu maître la même année que son frère. Sur l’ensemble de la période, on rencontre plus de sept membres de cette famille qui choisissent cette activité. Depuis 1589, les Guerin sont proches des Le Cornu, eux aussi cartiers et qui fournissent trois maîtres encore au XVIIe siècle. Ainsi, en mai, la femme d’Alonce Guerin est marraine de Pierre Louis. Les Louis sont également cartiers durant un temps et sont aussi alliés aux Le Cornu depuis le XVIe siècle.
Marque de Nicolas Guerin, cartier
Le Livre de raison permet de suivre ces familles sur plusieurs générations. La stratégie des Le Cornu montre une volonté de s’allier avec divers cartiers, tels que les Acart dès 1580 et dont trois sont maîtres durant l’ensemble de
la période. Signe d’une solidarité professionnelle, à l’origine de cette alliance, on relève qu’Antoine Le Cornu – né au milieu du XVIe siècle – a probablement appris son métier auprès de Guillaume Acart. Témoins de l’homogamie sociale
au sein de la corporation, les Le Cornu sont entre autres alliés avec les Desbans, les Chrestien, les Larcaniers, les Du Gripon, les Le Vasseur ou encore les Primoult, tous cartiers. On note aussi des unions permettant de maitriser la chaîne de
production, avec des marchands de papiers, des peintres ou des merciers. Certaines alliances ou parrainages sont choisis en dehors du milieu des fabricants de cartes, au profit d’officiers, tels que les avocats. Ce qui s’explique sans doute par
le fait que l’une des branche des Le Cornu appartenait au monde des procureurs du Parlement au XVe siècle. Au XVIIe siècle, cette branche présente encore des trésoriers de France et un représentant au Parlement.
D’autres
alliances se constituent dans le monde plus large des artisans, avec des chapeliers, des corroyeurs ou des teinturiers. De plus, encore 1585, les Le Cornu semblent relativement aisés avec des terres et des rentes, notamment celle du Bosguoüet
vendue au Premier Président du Parlement, Claude Groulart, contre 1 100 livres. Ceci s’explique – encore – par l’existence de la branche noble issue de Robert Le Cornu, un échevin, qui a été anobli en 1463.
À Rouen, l’attention portée aux marques est un point central pour les corporations de métiers. Ainsi, en 1627, Jacques Renant, un marchand mercier est approché par les maîtres. On lui rappelle alors qu’il est interdit « de vendre ny exposez aucuns
livres marqués ». Déjà au XVIe siècle, en matière de fabrication de chaussures, les normes sont très précises. Ainsi, il convient de marquer en haut et en bas « les chausses à l’aiguille, sans les endommager ». Cette obligation appartient
aux artisans et les revendeurs – tels que les chinchers ou les fripiers – ne sont pas autorisés à effectuer l’opération eux-mêmes. Encore au siècle suivant, les menuisiers s’en prennent aux revendeurs en matière de marques. Tout achat par des
chinchers d’un ouvrage de menuiserie doit donc être signalé aux gardes du métiers dans les trois jours, afin de procéder au marquage. Toute fraude en la matière est sanctionnée par une confiscation et 50 livres d’amendes. Ils ont également l’interdiction
de teindre le bois, ce qui pourrait masquer la marque. Le respect du travail des autres artisans et de leurs marques étaient donc un élément important dès l'époque moderne, ciment du vivre ensemble.
Baptiste ETIENNE
Sources :
- AD S-M, 5 EP 485, Corporation des libraires-imprimeurs, f° 77
- AD S-M, 5 EP 591, Contentieux contre différentes corporations,« Status des etainiers plombiers de l’année 1618 », articles 1-3, 9,
10, 11, 12…
- AD S-M, J 365, Livre portatif de contrôle des marques, f° 31
- BM de Rouen, Ms Y 128, Livre de raison, par les Le Cornu, fos 2, 5 et 13
Bibliographie :
- Thierry Depaulis, « Le mémorial des Le Cornu, cartiers à Rouen (manuscrit Y 128 de la Bibliothèque municipale de Rouen) », Le Vieux Papier pour l’étude de la vie et des mœurs d’autrefois, Bulletin de la Société Archéologique, Histoire et Artistique, fasc.
334, Paris, 1994, p. 72 et 516-517
- Jochen Hoock, « Réunion des métiers et marché régional – Les marchands réunis de la ville de Rouen au début du XVIIIe siècle », Annales, n° 2, 1988
- Jean-Dominique Mellot
et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires (XVIe-XVIIIe siècle) – État en 1995 (4 000 notices), Paris : Bibliothèque nationale de France, 1997
- François Olivier-Martin, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris
: Sirey, 1938