Paléoblog
Un maître et sa famille, parfois aidés de quelques compagnons et apprentis, forment la base de la production de biens. Depuis le Moyen Âge, Rouen est une ville jurée, ce qui sous-entend que ceux qui exercent la même activité sont regroupés en corporations, masculines, féminines ou mixtes. Organes d’autorégulations, elles ont pour objet de « soumettre leurs membres à une discipline collective pour l’exercice de leur profession ». Les corporations de métiers ont un rôle important au quotidien dans la société d’Ancien Régime. Comme en témoignent les statuts des étainiers-plombiers de 1618 l’intérêt pour les marques est central. En partant du principe que « les fautes peuvent etre commises plus hardiment de nuit que de jour », les horaires de travail et les matériaux utilisables sont strictement règlementés. On souligne le monopole des maîtres qui doivent exercer leur activité dans leurs boutiques ou maisons pour empêcher le « changement de marque & de membres ». Ainsi, il est strictement interdit de la modifier sans autorisation.
À Rouen, un intérêt similaire pour la « traçabilité » se retrouve dans nombre de corporations, comme en témoignent les devises d’imprimeurs-libraires et le Livre portatif de contrôle des marques des cartiers. Ce dernier regroupe 335 marques sur une période allant de 1539 à 1766, dont certaines sont associées à une devise. De 1600 à 1666, on relève l’enregistrement d’une centaine de marques de ce métier. C’est le cas, par exemple de Nicolas Guerin, reçu en 1641 et dont la devise est « de l’aurore l’etoille, chacun la trouve belle ». Fils de Robert et d’Isabeau Saulnier, lui aussi cartier, il est reçu maître la même année que son frère. Sur l’ensemble de la période, on rencontre plus de sept membres de cette famille qui choisissent cette activité. Depuis 1589, les Guerin sont proches des Le Cornu, eux aussi cartiers et qui fournissent trois maîtres encore au XVIIe siècle. Ainsi, en mai, la femme d’Alonce Guerin est marraine de Pierre Louis. Les Louis sont également cartiers durant un temps et sont aussi alliés aux Le Cornu depuis le XVIe siècle.
Marque de Nicolas Guerin, cartier
Le Livre de raison permet de suivre ces familles sur plusieurs générations. La stratégie des Le Cornu montre une volonté de s’allier avec divers cartiers, tels que les Acart dès 1580 et dont trois sont maîtres durant l’ensemble de
la période. Signe d’une solidarité professionnelle, à l’origine de cette alliance, on relève qu’Antoine Le Cornu – né au milieu du XVIe siècle – a probablement appris son métier auprès de Guillaume Acart. Témoins de l’homogamie sociale
au sein de la corporation, les Le Cornu sont entre autres alliés avec les Desbans, les Chrestien, les Larcaniers, les Du Gripon, les Le Vasseur ou encore les Primoult, tous cartiers. On note aussi des unions permettant de maitriser la chaîne de
production, avec des marchands de papiers, des peintres ou des merciers. Certaines alliances ou parrainages sont choisis en dehors du milieu des fabricants de cartes, au profit d’officiers, tels que les avocats. Ce qui s’explique sans doute par
le fait que l’une des branche des Le Cornu appartenait au monde des procureurs du Parlement au XVe siècle. Au XVIIe siècle, cette branche présente encore des trésoriers de France et un représentant au Parlement.
D’autres
alliances se constituent dans le monde plus large des artisans, avec des chapeliers, des corroyeurs ou des teinturiers. De plus, encore 1585, les Le Cornu semblent relativement aisés avec des terres et des rentes, notamment celle du Bosguoüet
vendue au Premier Président du Parlement, Claude Groulart, contre 1 100 livres. Ceci s’explique – encore – par l’existence de la branche noble issue de Robert Le Cornu, un échevin, qui a été anobli en 1463.
À Rouen, l’attention portée aux marques est un point central pour les corporations de métiers. Ainsi, en 1627, Jacques Renant, un marchand mercier est approché par les maîtres. On lui rappelle alors qu’il est interdit « de vendre ny exposez aucuns
livres marqués ». Déjà au XVIe siècle, en matière de fabrication de chaussures, les normes sont très précises. Ainsi, il convient de marquer en haut et en bas « les chausses à l’aiguille, sans les endommager ». Cette obligation appartient
aux artisans et les revendeurs – tels que les chinchers ou les fripiers – ne sont pas autorisés à effectuer l’opération eux-mêmes. Encore au siècle suivant, les menuisiers s’en prennent aux revendeurs en matière de marques. Tout achat par des
chinchers d’un ouvrage de menuiserie doit donc être signalé aux gardes du métiers dans les trois jours, afin de procéder au marquage. Toute fraude en la matière est sanctionnée par une confiscation et 50 livres d’amendes. Ils ont également l’interdiction
de teindre le bois, ce qui pourrait masquer la marque. Le respect du travail des autres artisans et de leurs marques étaient donc un élément important dès l'époque moderne, ciment du vivre ensemble.
Baptiste ETIENNE
Sources :
- AD S-M, 5 EP 485, Corporation des libraires-imprimeurs, f° 77
- AD S-M, 5 EP 591, Contentieux contre différentes corporations,« Status des etainiers plombiers de l’année 1618 », articles 1-3, 9,
10, 11, 12…
- AD S-M, J 365, Livre portatif de contrôle des marques, f° 31
- BM de Rouen, Ms Y 128, Livre de raison, par les Le Cornu, fos 2, 5 et 13
Bibliographie :
- Thierry Depaulis, « Le mémorial des Le Cornu, cartiers à Rouen (manuscrit Y 128 de la Bibliothèque municipale de Rouen) », Le Vieux Papier pour l’étude de la vie et des mœurs d’autrefois, Bulletin de la Société Archéologique, Histoire et Artistique, fasc.
334, Paris, 1994, p. 72 et 516-517
- Jochen Hoock, « Réunion des métiers et marché régional – Les marchands réunis de la ville de Rouen au début du XVIIIe siècle », Annales, n° 2, 1988
- Jean-Dominique Mellot
et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires (XVIe-XVIIIe siècle) – État en 1995 (4 000 notices), Paris : Bibliothèque nationale de France, 1997
- François Olivier-Martin, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris
: Sirey, 1938
Le personnage du bourgeois est peu présent dans la Muse Normande de David Ferrand. Né à la fin du XVIe siècle et décédé en 1660, celui-ci est maître particulier du métier d’imprimeur-libraire dès 1620. En 1632, il devient
maître et garde de sa corporation.
On sait que le début de sa carrière est marqué par une condamnation pour utilisation d’un faux nom lors d’une impression. Par la suite, il est une seconde fois condamné pour avoir “esté trouvez saisies de
quelque inpression contenant avoir esté imprimé à Pragues”. Suite à ces litiges, il délaisse son association avec un autre imprimeur, Jacques Calloué, qui semble l’avoir emmené dans les eaux troubles des impressions clandestines.
Il ne fait
pas partie des imprimeurs importants de Rouen, on peut même le considérer comme de faible envergure. Ainsi, en 1651, il n’imprime que 200 exemplaires d’un dictionnaire au sein de sa corporation et figure parmi les plus petits contributeurs.
D’ailleurs, il n’est pas spécialement connu pour ses impressions, mais pour être l’auteur de la Muse Normande, un recueil de poèmes. Il y décrit la vie quotidienne des Rouennais en mobilisant le “parler purin” ou, autrement dit, un patois spécifiquement utilisé par les ouvriers du drap. De par sa profession, maître libraire, même de petite envergure, David Ferrand fait partie des bourgeois et il possède, notamment, une éducation liée à ce milieu.
« Voyant ainsi tant de plaisans moder,
Et les bourgeois & courtaux de boutique, Comme jadis un Roland frenatique, De drap de Thyr leurs corps accommoder
»
L’essentiel des références qu’il fait au sujet des bourgeois renvoie aux vêtements et à la mode. Par dérision, le verbe « moder » est attaché aux « fils de bourgeois » et il critique la « hardiesse » des bourgeois qui portent « soys sur soys &
Damas sur Damas,/ Et qui fera la nique à l’antique Noblesse ».
Or, si les bourgeois appartiennent bel et bien aux élites urbaines, en raison des privilèges que leur statut offre, ils appartiennent résolument au Tiers État. Sans revenir sur
le détail, étant donné que j’ai déjà abordé ce thème,
le bourgeois se distingue du simple « habitant ». Pour ce dernier, un an de résidence suffit, alors que le bourgeois peut être perçu comme « hyper-privilégié » ou, autrement dit, une élite urbaine par excellence. Pour bénéficier de ce statut,
il faut remplir un certain nombre de critère juridiques qui varient d’une ville à une autre : la naissance dans la cité, la résidence, au moins lors des fêtes principales, l’hérédité de statut, le paiement d’un droit d’entrée, la participations
aux charges communes…
Dans une remontrance de 1633, les échevins confirment cet attrait pour les draps en cherchant à maintenir « la plus importante manefacture que nous y ayons », c’est-à-dire celle des toiles puisque « quantité de bourgeois
les achattent ».
Enfin, les références au Moyen-Orient en matière de textiles renvoient à des draps d’or et, plus largement, à des tissus précieux façonnés « à grandes fleurs ». Ces draps sont arrivés en Europe par l’Italie à partir du XIV e
siècle, avant d’être implantés dans des manufactures à Lyon et à Tours à la fin du siècle suivant. L’oeuvre d’Antonio del Pollaiolo du
Portrait de femme, témoigne de l’influence italienne en matière de draps de Damas, et ce, même s’il évoque ici l’aristocratie. Ce portrait à mi-corps d’une Florentine - de profil sur un fond de couleur bleu - souligne la pureté de ses traits et contraste avec les tissus précieux. Au premier plan, sur ses épaules, on découvre le tissu damassé aux motifs typiquement fleuris.
Les damas, qu’il s’agisse de produits en soie ou en caffart - soit un mélange de poil, de fleuret, de fil, de laine ou de de coton - appartiennent au domaine du luxe depuis le Moyen Âge. Cela démontre donc parfaitement que les modes
en usage dans « la société de Cour » - de Versailles et d’ailleurs - tendent à s’imposer peu à peu à un nombre croissant d’individus dès le XVIIe siècle. La tendance apparait comme nouvelle et choque le petit imprimeur. Marqueur social
par excellence, le vêtement est au coeur d’une « culture des apparences ».
Naturellement, la vision de Ferrand n’est pas sans rappeler celle du Bourgeois gentilhomme de Molière (1670). Comédie-ballet en cinq actes dans laquelle
le maître tailleur profite de la naïveté de M. Jourdain pour lui vendre des vêtements « portés par les gens de qualité ». Cela le rend ridicule, mais l’histoire ne dit pas s’il s’agit de draps de Damas.
Sources :
- AD S-M, 3 E ANC 105, « Remonstrance faicte au Roy par les depputez de sa ville de Rouen touchant la reapretiation des marchandises et augmentations des droictz de traicte domanialle et imposition foraine en la province de Normandie,
adressée a monseigneur le cardinal, duc de Richelieu, Grand Maitre, chef et sur’intendant de la navigation et commerce de France », signée par Du Mesnil, le 25 janvier 1633
- Alexandre Héron, La Muse Normande de David Ferrand - Publiée d'après les livrets originaux (1625-1653), et l'Inventaire général de 1655, avec introduction, notes et glossaire, Rouen.
: Imprimerie E. Cagnard, 1891-1894, vol. 1, p. 102, vol. 2, p. 9 et vol. 4, p. 35
- Dictionnaire de l'Académie française, première édition, Paris : veuve Jean Baptiste Coignard, 1694, p. 302
- Gilbert-Urbain Guillaumin, Dictionnaire universel, théorique et pratique du commerce et de la navigation,
vol. 1, Paris : Librairie de Guillaumin et compagnie, 1859, p. 952-953
- Antonio del Pollaiolo, Portrait de femme, huile sur toile, 52,5x36,5cm, Gemäldegalerie, v. 1465
Bibliographie :
- Laurent Coste, Les bourgeoisies en France – Du XVIe au milieu du XIXe siècle,Hors collection, Armand Colin, 2013
- Norbert Elias, La Société de Cour, Paris : Flammarion,
1985 (réed. 1969)
- Colette Establet et Jean-Paul Pascual, « Les tissus dans les boutiques, les tissus dans les maison : Damas, vers 1700 », Rives nord-méditerranéennes, n° 29, p. 107-124
- Catherine Lanoë, « Images, masques
et visages – Production et consommation des cosmétiques à Paris sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 55, 2008, p. 7-27
- Daniel Roche, La culture des apparences – Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle),Paris
: Fayard, 1990
Sitographie :
https://www.aparences.net/art-et-mecenat/renaissance-et-vie-privee/la-mode-au-xve-siecle/
De 1636 à 1638, en pleine vague de révoltes à l’échelle du royaume, on compte trois à quatre mouvements sociaux d’ampleur dans la ville de Rouen. Celui de juin 1638 est des plus intéressant. Un jugement montre qu’une douzaine de revendresses de denrées sont accusées d’avoir volé « quantité de cerises » qui devaient être distribuées sur le marché.
« Ayant faict apporter dudict lieu en ceste ville quantité de cerises dans ung basteau estant devant les quaiz de ceste ville, proche la porte Jean Le Coeur, et pretendant les faire descharger et porter au Bel du Neuf Marché afin d’estre distribuez au publicq, suivant les reiglementz de la pollice »
C’est dans le petit commerce de détail - aux marchandises parfois prohibées - que l’on rencontre de nombreuses femmes en activités. Petites marchandes, souvent itinérantes de rue en rue et de place en place, cet emploi nécessite un investissement
initial faible et concerne donc les milieux les plus populaires. Ce commerce, dit “libre”, est mal perçu par les corporations qui y voient une concurrence capable de leur soustraire une partie de leur clientèle.
Ainsi, en 1566, à Nantes, les
maîtres pintiers (potiers d’étain) adressent une requête afin de faire confirmer leurs statuts et d’y ajouter deux articles destinés à protéger la profession contre la concurrence du commerce libre exercé par des femmes. Ce genre d’activités -
qui n’ont rien de répréhensible en soi - peuvent permettre de belles ascensions sociales. À la fin du XVe siècle, dans la vallée du Rhône, Lucien Bec, natif de Chablais, connu pour savoir acheter et vendre tout ce qui se présente, pratiquant
à l'occasion l'usure, est un bon exemple. Au soir d'une vie bien remplie, il se retire à Genève où ses filles ont déjà fait d'honnêtes mariages.
Sur les quais de Rouen, un matin de juin 1638, lassées d’attendre depuis 4 heure du matin, « grand
nombre » de femmes s’assemblent sur les quais, près de la porte Jean Le Cœur. À 7 heure, elles cherchent à intercepter les cerises avant qu’elles n’atteignent le marché. Il s’agit pour elles de s’accaparer les cerises avant toute taxation du fermier
des droits du Bel. Cette mobilisation féminine violente contraint le navire à stopper son déchargement pour se retirer au milieu de la Seine.
Les accusées sont condamnées à des amendes et sont rappelées aux règlements en vigueurs. Ce dernier mouvement de contestation avant la révolte des Nu-pieds peut difficilement être considéré comme une révolte et se rapproche – sans doute – d’avantage du tumulte, voire de simples échauffourées, selon la classification de Jean Nicolas. Toutefois, cet évènement témoigne d’un mécontentement des gens de métiers, qu’ils soient drapiers, cartiers ou revendresses. La tension sociale s’accroit continuellement jusqu’à l’année 1639. En outre, ce tumulte de 1638 permet de mettre l’accent sur la place des femmes dans les mouvements contestataires, ainsi que sur le rôle des cerises dans l’alimentation d’Ancien Régime.
On connait le rôle des femmes durant la Révolution Française et ce n’est pas un cas isolé puisqu’elles interviennent dans nombre de révoltes d’Ancien Régime, et ce, à travers toute l’Europe. Dans les troubles de subsistances, en particulier, celles-ci jouent un rôle de premier plan. Par ailleurs, Boris Porchnev considère que les femmes ont aussi joué un rôle comme leaders de différents mouvements contestataires. Or, leur rôle a longtemps été négligé par les historiens. Cela résulte d’un effet de sources, mais aussi d’une difficulté d’envisager la violence au féminin. Ainsi, la présence des femmes n’est pas systématiquement mentionnée dans les documents d’archives et, bien souvent, le seul moyen de les entrevoir est de recourir aux interrogatoires de justice. Ici, il s’agit du jugement des revendresses. Ce document présente l’avantage d’être relativement descriptif. Toutefois, à l’inverse d’un interrogatoire, il manque en quelque sorte de vie et ne présente qu’une “version officielle”.
Demeure une question : pourquoi des cerises ? Fruits du pays, à manger frais, cuits ou séchés ; les cerises permettent de couper la monotonie des menus de mai à juillet. À l’image d’autres fruits comme les pommes reinettes et courpendues, les poires, les griottes, les pêches, les prunes, les fraises ou les framboises ces produits sont consommés en saison ou, éventuellement, en confitures et en compotes. À l’hôpital de Genève, le règlement de 1712 stipule que « ceux qui travaillent » reçoivent - en guise de goûter - un morceau de pain et quelques fruits en été. Les oranges restent un luxe, encore au XVIIe siècle, elles n’apparaissent sur les marchés qu’à Noël. Si en milieux ruraux - réservés à la consommation familiale - les fruits ne font que peu l’objet d’un commerce, en ville, la situation est autre et ces aliments demeurent prisés. Ces produits sont issus des jardins et des potagers. Pour Jean-Baptiste de La Quintinie, créateur du potager royal de Versailles et auteur d’une somme sur le jardinage, le terme « potager » recouvre aussi les « fruits rouges, fraises, framboises, cerises et groseilles », et c’est tout naturellement que le Nouveau traité des jardins potagers (1692) se termine par un chapitre intitulé « des fruits du jardin », au nombre desquels sont évoquées cerises hâtives, groseilles, framboises et fraises.
Source :Arch. Dép. Seine-Maritime, 3 E 1 ANC 225, Hôtel-de-ville, acte du 2 juin 1638
Bibliographie :
- coll., « Révoltes urbaines, révoltes rurales », dans Les sociétés au XVIIe siècle - Angleterre, Espagne, France, coll. « Histoire », Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 433-464
- Martine Lapied, « Conflictualité urbaine et mise en visibilité des femmes dans l’espace politique provençal et comtadin, de l’Ancien Régime à la Révolution française », dans Provence Historique, t. LI, n° 202, 2000
- Jean-Pierre Leguay, “La rue : élément du paysage urbain et cadre de vie dans les villes du Royaume de France et des grands fiefs aux XIVe et XVe siècles”, Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, n° 11, 1980, p. 23-60
- Guy Lemarchand, « Troubles et révoltes populaires en France au XVIe et XVIIe siècles. Essai de mise au point », Annales de Normandie, n° 30, 2000
- Philippe Meyzie, L’alimentation en Europe à l’époque moderne (1500-1850), coll. U Histoire, Paris : Armand Colin, 2010
- Jean Nicolas, La rébellion française – Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris : Seuil, 2002
- Anne-Marie Piuz et Liliane Mottu-Weber, L’économie genevoise, de la Réforme à la fin de l’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècles), Société d’Histoire et d’Archéologie de Genève, Genève : Georg Éditeur, 1990
- Boris Porchnev, Les soulèvements populaires en France de 1623 à 1648, Paris : SEVPEN, 1963
- Florent Quellier, « Le jardin fruitier-potager, lieu d’élection de la sécurité alimentaire à l’époque moderne », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 51, 2004, p. 66-78, n° 51, 2004, p. 66-78
Sitographie :
http://n.bachelet.free.fr/Corpo/memoire.htm
http://dhaussy.verjus.free.fr/html/action-femmes.html#nbp1
http://academie-sciences-lettres-toulouse.fr/wp-content/uploads/2017/01/2016-14-JL-Laffont.pdf
Nous avons tous remarqué au bas des actes produits aux XVIe et XVIIe siècles des signatures d’une grande diversité : parfaitement maîtrisées et pourvues de savants paraphes pour les lettrés, plus souvent assez hasardeuses pour la majorité de la population, ou parfois réduites à de simples croix pour les illettrés. Mais quel que soit leur niveau d’alphabétisation, certains de nos ancêtres se singularisaient au moyen d’une marque professionnelle. Il s’agissait d’une représentation graphique – et souvent codifiée – du métier qu’ils exerçaient. Ainsi, un joueur de violon faisait-il suivre sa signature du dessin d’un violon, ou un maître chapelier esquissait-il un chapeau. Certaines de ces représentations sont fort abouties, et témoignent même d’un réel sens artistique.
Ces marques professionnelles semblent avoir connu leur essor aux XVIe et XVIIe siècles. En effet, on en rencontre de nombreux exemples dans les archives notariales entre 1550 et 1650, ainsi que dans les registres paroissiaux, les archives judiciaires, etc. Mais il faut noter qu’antérieurement à cette période, les particuliers apposaient assez rarement leur signature ou leur marque au bas des actes, le curé, le notaire ou l’homme de loi qui rédigeait l’acte se portant seul garant de leur présence. Au XVIIIe siècle, les marques professionnelles se font beaucoup plus rares, sans doute en raison de l’élévation du niveau d’alphabétisation ou, peut-être, par peur d’être assimilé à un illettré ?
Certaines de ces marques étaient très codifiées. Les boulangers dessinaient classiquement une pelle à enfourner, les serruriers une clé, les maçons une équerre ou un fil à plomb, les potiers un pot, les tailleurs d’habit une paire de ciseaux, les maréchaux-ferrants un fer à cheval, etc.
À titre d’exemple, j’ai reproduit ci-dessus quelques-unes des marques professionnelles les plus significatives parmi toutes celles que j’ai rencontrées dans les archives notariales de Meaux (Seine-et-Marne), aux XVIe et XVIIe siècles.
Bien représentées dans tous les types d’archives et dans toutes les régions, ces marques professionnelles mériteraient assurément une étude typologique approfondie.
Jean-François Viel
Pour comprendre la finalité de cet acte, il faut préciser que ces joueurs d’instruments ne disposaient localement d’aucune structure corporative particulière, et ne pouvaient donc s’appuyer sur un règlement ou des statuts professionnels pour exercer leur métier. Ils accomplissaient leur apprentissage chez un maître joueur d’instruments (nombre d’entre eux étaient fils de maître), et étaient reçus à la maîtrise par un « roi des joueurs d’instruments tant hauts que bas de ce royaume », siégeant à Paris, ou, le plus souvent, par l’un de ses lieutenants locaux.
Ici la totalité des joueurs d’instruments de la ville s’associent. En fait, huit d’entre eux exerçaient depuis longtemps déjà leur activité, mais l’arrivée d’un nouveau musicien (Pierre Garnier) dans leur communauté leur donne l’occasion de redéfinir plus précisément les règles de la pratique collective. Le gros de leur activité était de « sonner de leurs instruments » à l’occasion des noces, qui s’étalaient sur plusieurs jours (« jour, veille et lendemain »), tant à Meaux même que dans les villages environnants. Ils animaient également les fiançailles, les fêtes des confréries, les carnavals et mascarades, et étaient parfois engagés à l’occasion de la fête patronale d’une paroisse urbaine ou rurale, malgré les réticences du clergé. Les instruments utilisés n’apparaissent pas dans cet acte, mais ils sont connus par d’autres documents(2) : poches, violons, altos, violoncelles, contrebasses, hautbois, flûtes traversières, musettes et cornets à bouquin. L’activité des joueurs d’instruments était peu rémunératrice, et tous exerçaient parallèlement une autre profession ; certains étaient cabaretiers, mais la plupart avaient un métier en rapport avec les vêtements : drapiers, chaussetiers, tailleurs d’habits.
Ce contrat d’association stipule que tous les deniers qui proviendront de l’activité commune seront répartis équitablement. Seule l’activité de « monstrer à dancer » est exclue du partage des gains, de même que la participation individuelle aux fiançailles ou jusqu’à deux musiciens aux mascarades. Ceux qui contreviendront à ces dispositions se verront infliger une amende de trois livres tournois et demie.
Mais la disposition la plus étonnante de ce document en une clause d’assistance aux musiciens malades : « Plus est accordé que sy aulcun d’eux est detenu en infirmité de maladie, il aura sa part à ce qui se gaignera par l’espace de trois mois ». Une forme d’assurance maladie, en quelque sorte !
Le contrat est signé en présence d’un joueur d’instruments de la ville de Coulommiers, ce qui indique que les liens entre les communautés ménétrières étaient assez resserrés d’une ville à l’autre. On note que sur les dix musiciens présents, sept ont apposé leur signature accompagnée d’un paraphe avec, pour certains d’entre eux, une réelle maîtrise de l’écriture. Les trois autres, illettrés, se sont contentés de dessiner un archet.
Jean-François Viel
Transcription intégrale :
« Du jeudy quatriesme febvrier M VIC dix
avant midy en l’hostel dudict Jehan Maillet(3),
« Furent presens en leurs personnes Pierre Boujon, Jacques Postol, Jehan
Juneau, Jehan Maillet, François Postolle, Nicolas Vigneron, Pierre
Jovin dit Duchesne, Pierre Garryer et Jehan Garnier,
tous joueurs d’instrumentz demeurans à Meaux, lesquelz voluntairement ont promis
et promectent l’un à l’aultre estres compagnons ensemble leur vie
durant en l’estat et exercice de joueurs d’instrumentz,
de sonner et jouer ès nopces, jour & landemain, et batons
de confrairies tant en la ville que aulx champs, & tous les
deniers qui en proviendront tant en general qu’en particulier
que toutes faveurs provenantz desdictz instrumentz se partiront
egalement entre eux. Plus est accordé que sy aulcun d’eux est
detenu en infirmité de maladie, il aura sa part à ce
qui se gaignera par l’espace de trois mois, comme
aussy que s’il est trouvé que quelqu’un d’entre eux ne
rapporte justement et fidellement ce qui se gaignera, paiera
l’amande de LX st. X d. une fois paier(a). Et oultre est
accordé que ceux qui monstreront à dancer ne seront tenuz de rapporter
aulcuns deniers ne faveurs qu’ilz en recepvront pour leurs
sallaires(b). Et sy ne sera tenu faire aulcun rapport de ce
que chascun d’eux pourront gaigner aux mascaraddes,
pourveu qu’ilz ne soient plus de deux joueurs, mais s’ilz
sont jusques à trois & audessus, rapporteront fidellement
à la communaulté ce qu’ilz auront receu. Comme
aussy sera subject à rapport ce quy sera gaigné au fiencées,
pourveus qu’ilz soient deux joueurs et ung seul ne raportera
riens(c). Semblablement se rapportera à icelle communaulté
tout le proffict et gain que chascun d’eux auront à toutes
nopces, veilles & landemain(d). Pour assurer ce que dessus,
les susnommez ont accordé et promis l’entretenir et accomplir
affin de vivre en paix & amitié ensemble, accordans lesdictz
Boujon, Postolle, Juneau, Maillet, Postolle, Vigneron, Jovin et
—
Garryer que ledict Jehan Garnyer entre en leur communaulté,
y entrant par ces presentes, après qu’il leur a paié
les faveurs accoustumez & les vins deppancés en faisant
la presente association(e). Dont etc. promectans etc. obligeans biens etc. renonceans etc.
Faict presences de Haymond Cabry, maistre joueur d’instrumentz demeurant à Coulomiers, et
Jacques Musault, clerc à Meaux, tesmoings, les an et jour que dessus. »
[Ainsi signé : marque dudict Jehan Juneau (un archet) / marque dudict Pierre Boujon (un archet) / J. Postolle, avec paraphe / Jehan Maylet, avec paraphe / Pierre Jauvain, avec paraphe / marque dudict Vigneron (un archet) / P. Garryer, avec paraphe / J. Garnyer, avec paraphe / F. Postolle, avec paraphe / H. Cabry, avec paraphe / Leroy, notaire, avec paraphe/ Mussault, tesmoing, avec paraphe.]
Renvois :
(a) au proffict de ladicte communaulté.
(b) hors mis les gains qui ne se rapporteront.
(c) pourveu qu’il n’y ayt que luy quy joue ledict jour, et s’il y en a d’aultres, tous rapporteront.
(d) et sy a esté accordé que ceux qui reffuzeront à aller aux champs, chascun à leur tour, n’auront aulcune part à ce qui sera receu, ains ladicte part appartiendra à la communaulté.
(e) Comme aussy a esté accordé que ledict Garnyer ne prendra et n’aura aulcune part aux deniers & choses promis pour les nopces marchandées jusques à huy, mais bien aura sa part de ce quy se marchandera sy après.
_____
(1) Archives départementales de Seine-et-Marne, minutes de Me Jean Leroy, notaire royal à Meaux, 145 E 1.
(2) Notamment à partir des inventaires après décès de musiciens.
(3) Ce patronyme était usuellement orthographié Maylet, voire Mahilet.