Paléoblog
La vision de l’historien sur les plus vulnérables est souvent tributaire du regard que les riches et privilégiés portent sur cette catégorie de personnes. Comme le souligne François Furet, ces Hommes des marges s’opposent aux élites et sont appelés «
menu peuple » dans les sources.
Ainsi, on n’a accès aux pauvres et aux vulnérables qu’à travers le « regard des dominants » producteurs d’archives. Selon le Dictionnaire de l’Académie, la personne qui est vulnérable est celle « qui
peut estre blessé ». La pauvreté est – sans conteste – le premier facteur de vulnérabilité puisque le moindre changement environnemental, économique ou social peut être capital. Toutefois, il s’agit d’une catégorie « tiroir » qui peut regrouper une
multitude d’individus aux problématiques différentes en fonction de l’endroit où le chercheur place le curseur (enfants, femmes, handicapés, personnes âgées…). Du XIVe au XVIIIe siècle, la notion de pauvreté se caractérise par
une certaine permanence et concerne avant tout l’individu qui ne dispose que de sa force de travail.
Toutefois, en elle-même, cette notion est nécessairement relative, suivant les époques, les lieux ou le contexte. Dans les dictionnaires, le pauvre
n’est autre que celui qui « souffre », qui est « affligé, malheureux, désolé » et « qui est dans la nécessité ». Généralement, la définition renvoie aussi à l’absence puisque c’est la personne « qui n’est pas riche » ou « qui n’a pas de bien ». Le
pauvre recoupe donc à la fois un état intrinsèquement lié à l’individu et une potentialité, c’est-à-dire une vulnérabilité. Dans la Muse Normande, le pauvre est un personnage que le petit imprimeur rouennais David Ferrand aime à mettre
en image. Or, il demeure, lui-même, tributaire d’une vision héritée de l’Humanisme et partagée entre dénonciation et volonté d’accompagnement :
« Si queuque fais à soupire d'angoisse,
Ch'est à steur'là qu'o la cherge & l'oppresse ;
En vain no vait ses membres descouvers,
Sa chair jaunastre & à demy perchée,
Sans s'apiter à vair qu'à z'yeux ouvers »
En 1640, David Ferrand (1589-1660) offre un regard rempli d’empathie sur la peur du pauvre à demi-mort et tenaillé par la faim. En multipliant les descriptions de ce type, il cherche à pousser son auditoire et son lectorat à s’apitoyer sur
les pauvres, alors même qu’il ne cesse d’utiliser des substantifs péjoratifs pour condamner la mendicité qu’il réprouve. De ce point de vue, ce Rouennais a de l’imagination en évoquant des « petits gueux d’hostiere », c’est-à-dire des mendiants allant
de porte en porte, des « trucheurs » qui renvoient à ceux jugés « professionnels » ou en utilisant encore les métaphores, comme celle des « morpions ». On est au cœur de l’ambivalence des catholiques vis-à-vis du pauvre. Ainsi, le nécessiteux renvoi
à deux images paradoxales. S’ils évoquent l’image de Dieu incarné, ils évoquent aussi les fainéants et les profiteurs. Le langage et les expressions mobilisées par David Ferrand sont le reflet de ses peurs et, à l’occasion, de son repentir vis-à-vis
des marginaux.
De manière générale et pour leur permettre de subsister, sans recours à la mendicité, les autorités estiment qu’il faut leur distribuer trois sols par jour dans le cadre de l’aumône. L’idée avancée est bel et bien de les empêcher
de mendier en les contraignant à « vivre chez eux ». Ils sont aussi obligés de se rendre tous les samedis dans des lieux de distribution définis. Les pauvres dits « honteux » sont traités de manière séparée puisqu’ils font l’objet d’un « rolle à part
» et l’aumône est distribué à leur domicile. En 1650, le nombre de pauvres invalides à Rouen est estimé à 600, et ce, sans prendre en compte les enfants et les pauvres « honteux ». Seuls quelques pauvres, les invalides, considérés comme des « vrais
» pauvres, sont autorisés à demander l’aumône, les autres étant donc cachés à la vue de tous.
Or, les nécessiteux bénéficiant de l’aumône ne sont qu’une partie de tous ceux qui se concentrent dans la ville : les malades sont admis dans les hôpitaux, les valides sont forcés au travail et les horsains sont expulsés, alors que certains sont assistés secrètement, mais préservés. Depuis quelques décennies, sous l’impulsion de chercheurs tels que Michel Mollat, Bronislaw Geremek, Jean-Pierre Gutton ou Alan Forrest, le thème de la pauvreté est revenu au centre de l’attention en offrant des perspectives plus détachées du seul regard des représentants du pouvoir.
Illustration :
- Sébastien BOURDON, Les Mendiants, Musée du Louvre, 49x65cm, 1640
Sources :
- BM Rouen, Ms. M. 276, fos 82 et 83
- Alexandre HÉRON, La Muse normande de David Ferrand, vol.
2, Rouen : E. Cagniard, 1892, p. 200
- Pierre RICHELET, Dictionnaire François,Genève : J.-H. Widerhold, 1680, p. 159
- Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts...,vol.
1, La Haye, A. et R. Leers, 1690, “pauvres”
- Dictionnaire de l’Académie Française,Paris : veuve Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 666
Bibliographie :
- Patrice BOURDELAIS, « Qu’est-ce que la vulnérabilité – « Un petit coup renverse aussitôt la personne » (Süssmilch) », Annales de démographie historique, n° 110, 2005, p. 5-9
- Roger CHARTIER, « Pauvreté
et assistance dans la France moderne : l’exemple de la généralité de Lyon », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 28, n° 2, p. 572
- Laurence FONTAINE, « Pauvreté, dette et dépendance dans l’Europe moderne », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, n°
40, 2007, p. 79-96
- Alan FORREST, Les Pauvres et la Révolution,Paris : Perrin, 1988
- François FURET, « Pour une définition des classes inférieures à l’époque moderne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, n°
3, 1963, p. 459
- Bronislaw GEREMEK, La potence ou la pitié : l’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris : Gallimard, 1987
- Jean-Pierre GUTTON, La société et les pauvres : l’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Bibliothèque
de la Faculté des lettres et sciences humaines de Lyon, XXVI, Paris : Société d’édition « Les Belles Lettres », 1971
- Michel MOLLAT, Les Pauvres au Moyen Âge – Étude sociale,Paris : Hachette, 1978
- Denise TURREL, « Une identité
imposée : les marques des pauvres dans les villes des XVIe et XVIIe siècles », Cahiers de la Méditerranée, n° 66, 2005, p. 1-4
L’une des grandes difficultés que rencontre quotidiennement le paléographe – de même que l’historien – est d’interpréter avec justesse le sens des mots qu’il a lus. Pour ce faire, et éviter tout contresens dommageable, il doit se débarrasser de ses références culturelles d’homme ou de femme du XXIe siècle, et se mettre dans l’état d’esprit de l’auteur du texte, c’est-à-dire dans le contexte culturel de l’époque de cet auteur ; dans le sillage de Lucien Febvre, les historiens parlent d’outillage mental. La tâche est parfois difficile et les erreurs d’interprétation sont hélas toujours possibles. D’autant que le sens de nombre de mots a évolué, générant de fâcheux « faux-amis ».
Prenons l’exemple d’une personne qui rencontrerait le mot « amour » dans un acte notarié de l’Ancien Régime et penserait être confrontée à la « violente passion que la nature inspire aux jeunes gens de divers sexes » (Furetière)[1].
Hélas pour le romantisme, le mot « amour » qui se relève assez régulièrement dans les austères formules juridiques des actes notariés, voire même dans les plumitifs des cours de justice de l’Ancien Régime, n’a rien à voir avec la belle définition de Furetière. Au début de l’époque moderne, « amour » avait certes déjà le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Mais, tout comme en latin (amor, oris, m.), il avait également une autre acception bien plus nuancée, celle d’une simple affection pour quelqu’un (amitié) ou pour quelque chose (intérêt, attrait). Le Dictionnaire Godefroy[2], en donne la définition suivante :
« Pour l’amour de quelqu’un, par la considération, par l’estime, par l’affection qu’on a pour quelqu’un. »
Ce sens d’amitié simple s’était certes déjà perdu dans la langue courante de la fin du XVIIe siècle, au profit de notre définition actuelle. Il serait ainsi vain de rechercher dans un dictionnaire du Grand Siècle le sens ancien de ce mot. Mais il ne faut pas perdre de vue que la langue juridique a toujours été particulièrement conservatrice, et qu’au XVIIIe siècle encore, le mot « amour » était toujours utilisé dans les actes notariés dans son sens désormais vieilli.
À titre d’illustration, voici l’extrait d’un inventaire après décès parisien du début de l’année 1548 (n. st.), où il est question d’une donation faite un siècle plus tôt par « Charles de Mornay pour la bonne amour naturelle qu’il avoyt à Philbert Bastard de Mornay, son cousin ». Notons au passage qu’au singulier, le mot « amour » était toujours du genre féminin dans les textes de l’époque moderne.
du XXIIIIe jour d’aoust mil IIIIC XLIX, par lequel appert
Charles de Mornay, pour la bonne amour naturelle
qu’il avoyt à Philbert Bastard de Mornay, son
cousin, luy avoir donné l’hostel appellé l’hostel de
Guigneville avec toutes les terres, prez, boys, cens,
rentes, fiefz, arrieres fiefz, la justice qui y
appartient, ensemble tous les aultres droictz
quelzconques qui y appartiennent, ainsy que plus à plain
appert par lesdictes lectres, inventorié au doz……VIxxXIX. »
Eu, 3 septembre 1580, AD76, 2E14/744
…« Ceste donation faicte
pour la bonne amour naturelle que ledict donneur
porte ausdictes filles »…
Eu, 12 décembre 1596, AD76, 2E14/865
du Sauchoy a esté par eulx aussy dict et declaré
que pour la bonne amour qu’ilz ont à ladicte
damoizelle Ysabeau Le Goix et en consideration
de sondict mariage, qu’ilz luy avoient et ont par ces
presentes donné, ceddé, quicté et transporté »…
Sont également concernés les testaments, où des legs particuliers pouvaient être consentis par le testateur pour « la bonne amour qu’il porte » à tel parent ou à tel ami. Et encore les transactions, où l’on relève souvent la formule « pour nourrir paix et amour ensemble ».
Cette acception désuète du mot « amour » n’a d’ailleurs pas échappé à Nicolas Buat et Evelyne Van den Neste qui, dans leur excellent Dictionnaire[3], rappellent que ce mot avait, dans les actes notariés, le sens d’affection, de charité civile, et renvoient à l’article amitié.
[1] Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, Rotterdam, 1690, vol. 1.
[2] Frédéric Godefroy,
Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle
, Paris, 1895, tome VIII, Complément 1, p. 111, col. 3.
[3] Nicolas Buat et Evelyne Van den Neste,
Dictionnaire de paléographie française
, Paris (Les Belles Lettres), 2016, p. 41.