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Longtemps considérés comme disparus, les Mémoires de la famille de Jean Le Boindre (1620-1693) ont, récemment, été (re)découverts et offrent des perspectives exceptionnelles. Prototype du magistrat, l’auteur est ici un avocat de formation, reçu à la troisième chambre des Enquête du Parlement de Paris en 1645.
Son écrit privé se compose de deux parties bien distinctes. Les deux premiers tiers comportent une « genealogie des Le Boindre et leurs alliances ». Celle-ci a pour but de démontrer l’ancienneté de la famille depuis le fondateur, Nicolas, dont il
assure que la filiation remonte au XVe siècle. Il entrecoupe cette démarche par une succession d’inventaires de “pièces et écritures” qui répertorient les possessions familiales. Renforçant son statut, il considère que les biens et
les seigneuries « sont l’ame des maisons de campagne ». Ainsi, les fiefs « en conservent le non et celuy de leurs auteurs », de même, ils « rendent leur sejour agreable, par cet ombre d’empire et d’autorité », en permettant de vivre noblement.
Son Testament, qui
occupe le dernier tiers de l’ouvrage, s’adresse à ses enfants. Dans cet écrit d’une grande sensibilité, il revient sur sa carrière et sa manière de voir le monde. Et c’est bien le sang qui est au cœur des enjeux politiques et familiaux pour ce
magistrat parisien, originaire du Maine, comme en témoigne sa position sur la noblesse :
«
Ainsi, (mes enfans), l’honneur et les veritables marques de la noblesse du sang qui consiste dans unne longue suitte d’ayeuls de merite et de vertu ne manquoint point à vostre famille, elle en estoit en possession depuis trois siecles »
Selon Jean Le Boindre, « le sang » constitue un élément structurant. Ce même sang qui, pour conserver sa valeur, ne doit pas se mêler à un autre moins glorieux et permet de cumuler les vertus des membres du même lignage. Ce principe de distinction
renvoie à l’ancrage dans des lignées. L’idée de race se trouve, ici, soulignée par la qualité irréfutable attachée au caractère quasi biologique. À l’image de ce texte, l’importance accordée aux liens familiaux touche l’ensemble de la noblesse,
d’épée comme de robe.
En insistant sur le sang bleu, il s’agit pour ce magistrat de souligner l’antiquité de la noblesse héréditaire. Servant historiquement le roi sur les champs de bataille, en versant le sang, il convient que les nobles demeurent
exemptés d’impôts, et ce, même si nombre d’entre eux n’ont pas vu une épée depuis longtemps. De plus, en versant l’impôt du sang, les nobles estiment pouvoir incarner une forme de contre-pouvoir face à la domination d’un gouvernement qu’ils jugent
gangrené par les roturiers.
Les mérites et la vertu que Jean Le Boindre attache à ses ancêtres sont également un moyen pour ce juge de se positionner vis-à-vis de ses confrères parisiens. N’appartenant pas à une illustre famille de membres
du Parlement, il n’est pas davantage en mesure de se prévaloir d’une immense assise financière. En insistant sur l’honneur et la droiture auprès de ses enfants, il se sert de ses ancêtres pour asseoir sa propre carrière.
Engagé dans la Fronde
parisienne de 1648 à 1652, Jean Le Boindre considère que cette prise de position politique le rapproche des autres grands parlementaires, tels que Pierre Broussel (1575-1654) ou René de Longueil (1596-1677), son parent. Vaste mouvement de révolte
des élites, la Fronde lui offre donc l’occasion de faire valoir ses propres mérites... comme un palliatif de la fortune et de la notoriété. De fait, son regard est original à bien des égards. Il incarne l’esprit de la Fronde parlementaire qui
touche tout le royaume de France.
Généalogie insérée au début de l'ouvrage
Baptiste ETIENNE
Bibliographie :
- Jean-Marie Constant, Nobles et paysans en Beauce aux XVIe et XVIIe siècles, thèse en histoire, université de Lille III, 1981
- ID., « Terre et pouvoir : la noblesse
et le sol », dans La terre à l’époque moderne, Paris : Association des historiens modernistes des Universités, 1983
- Robert Descimon, « Le conseiller Jean Le Boindre (1620-1693) : un destin de vaincu », dans Débats du Parlement de Paris pendant la minorité de Louis XIV, vol.
1, Paris : Librairie Honoré Champion, 1997
- Alain Devyver, Le sang épuré. Le préjugés de race chez les gentilshommes français de l’Ancien Régime (1560-1720), thèse de doctorat, Bruxelles, 1973
- Arlette Jouanna, L’idée de race en France au XVIe et au début du XVIIe siècle (1498-1614), thèse
de doctorat, Université de Lille, 1976
- Ellery Schalk, From valor to pedigree – Ideas of nobility in France in the sixteenth and seventeenth centuries, Princeton : Princeton University Press, 1986
- Isabelle Storez-Brancourt,
« Introduction », dans Débats du Parlement de Paris pendant la minorité de Louis XIV, vol. 2, Paris : Librairie Honoré Champion, 2002
« Exemple de la hauteur de Mr de Longueville. Mr Morant, intendant, passa en revue au Pont de l’Arche un regiment. Mr de Longueville, irrité, l’envoya enlever dans un carosse à 6 chevaux, escorté de 6 gardes.
On l’emmena à St Ouen, dans une chambre, où il fut un jour et demy sans qu’on luy parlast. »
Ironique, le prieur de Saint-Ouen de Rouen de 1663 à 1669, Victor Texier (1617-1703) évoque dans ses Mémoires une affaire retentissante. Il présente l’épisode fameux comme un “exemple de la hauteur de Mr de Longueville”,
ici cela renvoie à la fermeté, à la fierté ou à l’orgueil. Ce conflit oppose deux personnages importants de la province de Normandie durant l’Ancien Régime : le gouverneur de Normandie et l’intendant.
Depuis 1619, Henri II d’Orléans (1595-1663)
est gouverneur de l’une des principales provinces du royaume de France, la Normandie. Prince et pair de France, il est issu de la maison d’Orléans-Longueville. Il a d’abord été gouverneur de Picardie, puis de Normandie à partir de 1619. Issu de
la famille royale, il n’hésite pas à se révolter dès 1620, en ralliant le parti de Marie de Médicis. Il est alors suspendu de ses fonctions durant quelques mois. À partir de 1637 et jusqu’en 1641, on observe un certain retour en grâce puisqu’il
mène des campagnes en Franche-Comté, dans le Piémont, en Alsace et dans le Palatinat. Le milieu des années 1640 constitue l’aboutissement de sa carrière. Il dirige alors la délégation française lors des pourparlers préliminaires des Traités de
Westphalie qui mettent un terme à la guerre de Trente Ans (1618-1648). En tant que gouverneur, il est une véritable figure tutélaire qui apparaît partout dans les archives. Il est « celuy qui commande en chef » et qui est en rapport avec toutes
les institutions ou les personnalités pouvant s’adresser directement à la personne du roi. En homme de Cour, on espère son soutien et le support de son crédit personnel.
Duc de Longueville, gouverneur de Normandie
Comme le souligne Madeleine Foisil, la deuxième partie de sa carrière - après la Fronde - est moins éclatante et turbulente que la première. Durant les dernières années de sa carrière, l’âge avançant, “les grands élans de la vie se sont apaisés”. Toutefois,
il réalise un dernier coup d’éclat en obtenant la tête de l’intendant, Thomas Morant (1617-1691).
Celui-ci est d’une tout autre envergure. Baron puis marquis du Mesnil-Garnier à partir de 1659, il est issu d’une noblesse récente. D’abord conseiller
au Grand Conseil dès 1636, il achète la charge de maître des requêtes en 1643. Cet office lui donne accès à des intendances. Celui-ci débute donc sa carrière d’intendant en Guyenne (dans le sud-ouest du royaume), au lendemain de la Fronde. Il avait
alors pour mission de maintenir la province dans l’obéissance et de briser la résistance des parlements de Bordeaux et de Toulouse.
En 1653, il est nommé en tant qu’intendant de Caen, puis de Rouen en 1657. Deux ans plus tard, il est commis à Tours
avant d’être révoqué en 1661, suite à l’arrestation de Nicolas Fouquet. En 1680, il obtient l’intendance de Provence, avant de finir sa carrière en tant que Premier Président du Parlement de Toulouse en 1687. L’affrontement entre ces deux personnages
est logique puisqu’il s’agit d’une concurrence de compétences. Ainsi, tenant son pouvoir du Conseil et non du roi, aucun texte ne réglemente la fonction d’un intendant. Il s’agit d’un commissaire qui est donc révocable. C’est un agent encore « extraordinaire
», mais la continuité des commissions rend cette fonction de plus en plus stable et menace les prérogatives d’un gouverneur qui se retrouve cantonné à un rôle honorifique, en matière de police notamment.
L’affaire débute à la fin de l’année
1658, alors qu’un conflit éclate entre les deux hommes au sujet du logement des gens de guerre dans la province. Le duc se sent alors menacé dans ses prérogatives et entend « faire sa charge de gouverneur de Normandie de la maniere qu’elle a toujours
faict ». À cette occasion, le duc souligne que le rôle des intendants est de s’intéresser aux questions d’impositions et de « pourvoir à la subsistance des gens de guerre », mais que la question de la répartition du logement lui appartient.
L’année
suivante, le conflit au sujet des prérogatives militaires entre les deux hommes rebondit. Le passage en revue d’un régiment par Morant au Pont-de-l’Arche provoque la fureur du duc de Longueville qui « l’envoya enlever » dans un carrosse. Il est alors
enfermé à Saint-Ouen durant un jour et demi, « sans qu’on luy parlast ». Cette abbaye est la résidence habituelle du duc à Rouen. Si le prieur Victor texier considère que Morant est un « homme fort fier », il accepte de jouer le rôle d’intermédiaire
avec le duc de Longueville. Après une négociation intense, le gouverneur accorde un dîner avec l’intendant et « il y vint et y disna en bons amis ». Cet épisode marque son pouvoir et permet au duc d’obtenir la révocation de l’intendant puisqu’il «
n’osoit entrer à Rouen » par la suite.
Cette affaire montre l’influence encore sensible d’un gouverneur à la veille du règne personnel de Louis XIV. À partir de 1661, leurs prérogatives sont de plus en plus limitées, grignotées petit à petit par
les intendants.
Sources :
- BnF, F FR 25 007, Mémoires, par Victor Texier, f° 16
- AN, 394 AP 1, “Escrit de Mr Longueville touchant le different du logement des gens de guerre”, du 12 décembre 1658
- BM de
Rouen, Montbret, Y 12, Histoire de la Maison de Longueville
- Dictionnaire de l'Académie, Première édition, Paris : veuve Jean-Baptiste Coignard, 1694, p. 531 et 558
Bibliographie :
- Lucien BÉLY, Louis XIV - Le plus grand roi du monde, coll. “Classiques de l’Histoire”, Paris : Éditions Jean-Paul Gisserot, 2005
- Edmond ESMONIN, “Un épisode du rétablissement des intendants
: la mission de Morant en Guyenne (1650)”, Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, n° 1, 1954, p. 85-101
- Madeleine FOISIL, “Une mort modèle. La mort du Duc de Longueville, gouverneur de Normandie (1663)”, Annales de Normandie, n°
1, 1982, p. 243-251
- Arlette LEBIGRE, La duchesse de Longueville, Paris, Perrin, 2004
- François OLIVIER-MARTIN, L’administration provinciale à la fin de l’Ancien Régime, coll. « Reprint
», LGDJ, 1997
- Anette SMEDLEY-WEILL,Les intendants de Louis XIV, Paris : Fayard, 1995