Articles de blog de Baptiste Etienne
« Préséance : droit issu d'un privilège, créé par l'usage ou institué par une règle, de prendre place au-dessus de quelqu'un, de le précéder dans une hiérarchie protocolaire »
Le document présenté aujourd'hui est rare : il s'agit d'un plan de la Grand'Chambre du Parlement de Bordeaux. Cette chambre est la principale et la plus prestigieuse de cette cour de justice provinciale. À l'occasion de la tenue du lit de justice – séance solennelle en présence du roi – de Louis XIII le 10 décembre 1615, on dresse ce visuel qui offre la liste précise des officiers présents et indique leur place en fonction des règles de la cérémonie.
BnF, Français 6392, Contrats et cérémonies de mariages de rois et princes (XV
e-XVIIe siècles)
Quel est l'objectif ? Dans une société d'ordres, les conflits de préséances entre les membres d'une institution constituent un point central qui permet aux institutions d'exister et de témoigner de leur rang. Dresser un tel plan protocolaire, reflète
donc la volonté de se prémunir d'une éventuelle tension basée sur des revendications impromptues le jour de l'évènement.
Ainsi, en séances, en cérémonies, en processions ou dans tous les moments de la représentation sociale, les institutions
et les hommes ne cessent de rivaliser pour affirmer leur place dans la société d’Ancien Régime. Chaque positionnement révèle un rang social et chaque écart fait l’objet de conflits visant à asseoir ses prétentions. Divers témoignages montrent
donc un monde où le conflit a un rôle dans la régulation sociale, et ce, à toutes les échelles. Chaque homme, chaque officier, chaque institution cherche à se positionner par rapport aux autres. C’est bel et bien le regard extérieur qui donne un rang
dans la société d’Ancien Régime.
Comment déterminer la place de chaque officier ? Selon l'historienne Fanny Cosandey, on s'attache aux exemples puisés dans les cérémonies passées. Et pour cause, aucune constitution écrite ne valide alors l'organisation des pouvoirs.
Chacun doit donc mettre en place des tensions, dont le point d'équilibre permet la reconnaissance de son autorité propre. C'est d'ailleurs, ce que reflète le Traicté de l'Eschiquier et Parlement de Normendie, rédigé par Alexandre Bigot de Monville :
Bibliothèque municipale de Rouen,
Y 23, coll. Martainville, Traicté de l'Eschiquier et Parlement de Normendie
Comme dans l'ensemble des documents de sa main, son écriture brouillonne est de petite taille surchargée et raturée. Son style aride de la décennie 1640 demeure particulièrement répétitif et
parfois technique. Néanmoins, le Traicté
est sans doute le manuscrit le plus abouti que nous ayons de ce magistrat.
Composé de soixante-quatorze folios,
il semble avoir été rédigé en vue d’une éventuelle édition. En effet, la
structure même de ce texte est particulièrement élaborée et, comme l’auteur le
note dans la préface, il aborde un sujet qui « n’a point encor, que je sçaches,
esté expliqué par aucun autheur ».
Bigot de Monville entreprend un véritable
travail de spécialiste sur la cour souveraine dans laquelle il officie au
quotidien, dans le sens où il mobilise des sources, qu’il mentionne
systématiquement, afin de donner corps à son exposé. Au cœur des enjeux de son époque, il y aborde, notamment, la problématique des préséances rouennaises avec une perspective de temps long. Et, parmi les multiples exemples qu'il présente,
nombre d'entre eux montrent qu'anticiper les tensions ne suffit pas toujours. Ainsi, en 1618, la situation dégénère aux portes de la ville :
« En effet, ses deputés s’etant rendus le 16 janvier jour de l’entrée en robbe et en bonnet montés sur leurs mulles, à la porte de Saint Hilaire, ils trouverent quelques deputés de la Chambre des comptes sous la voutte »
Allant à l’encontre de tout ce qui était convenu au préalable, deux officiers d'une autre cour souveraine – la Chambre des comptes – cherchent à imposer
leur présence entre les murs de la ville (prérogative théoriquement réservée à l'institution la plus prestigieuse). Les parlementaires s’apprêtent à les repousser, mais ils engagent un affrontement armé afin d’écarter les huissiers du Parlement. En
découle un attroupement dans lequel des mulets sont blessés, avant que les membres de la Chambre – largement inférieurs en nombre – ne se décident à battre en retraite. Au lendemain de cette procession qui a failli tourner à l’émeute, le Parlement
engage un harcèlement judiciaire à l’encontre des officiers des Comptes jugés responsables de cette situation. Sans trouver véritablement de débouché, cette rivalité ressurgit quatre ans plus tard puisque les officiers de la Chambre « ne laisserent
pas echapper cette occasion d’etendre leurs pretentions » et cherchent, encore, à se placer au même niveau que le Parlement. Il faut attendre 1640 et l’intervention du chancelier de France, pour voir les prétentions de la Chambre des comptes s’éteindre durablement.
Ce type de conflits enkystés et se prolongeant sur plusieurs décennies démontre à quel point il est
prudent de prévoir un plan censé lever toute ambiguïté protocolaire. En prévoyant précisément et en amont la place de chacun, on cherche donc à anticiper et à se prémunir de ces tensions récurrentes et anciennes. La problématique des préséances se
rencontre à tous les étages de la société d'Ancien Régime (confréries, corporations, bancs de l'église, etc.). Ce type de contentieux visent à imposer ses prérogatives et son rang par rapport aux autres. Dans les faits, les désordres rituels – et
parfois violents – qui s'expriment alors forment un moyen paradoxale d'imposer un ordre. Faire respecter son rang social permet donc d'éviter que des conflits encore plus importants n'éclatent. Pour trancher ces tensions structurelles et trouver une
issue, l'arbitre est le plus souvent l'autorité royale. En somme, seule la décision du roi permet de faire émerger une nouvelle jurisprudence, qui est elle-même contestée immédiatement ouvrant un nouveau cycle de rivalités.
Baptiste ETIENNE
- BnF, Français 6392
- Bibliothèque municipale de Rouen, Y 23, coll. Martainville
- Trésor de la Langue Française informatisé
Bibliographie :
- Fanny Cosandey, « Participer au cérémonial – De la construction des normes à l’incorporation dans les querelles de préséances », dans Trouver sa place – Individus et communautés dans l’Europe moderne, Madrid : Casa de Velázquez, 2011
- ID., Le rang – Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien Régime, Paris : Éditions Gallimard, 2016
- Raphaël Fournier, « Les rangs et préséances comme objets de l’histoire constitutionnelle. Le cas de l’ancien régime », Droits, vol. 64, n° 2, 2016
- Caroline Le Mao, Parlement et parlementaires – Bordeaux au Grand Siècle, Paris : Champ Vallon, 2007
- Gaël Rideau, « La construction d’un ordre en marche : les processions à Orléans (XVIIe-XVIIIe siècles) » dans Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011
Transcription de la première page du Traicté :
Præface
[1] Le subject que j'entreprens en ce volume n'a point encor, que je sçaches, esté expliqué
par aucun autheur duquel les œuvres ayent esté donnez au public. [Bernard][1] de La Roche Flavin
[2]
a composé un livre intitulé des Parlemens de France, mais n’ayant vescu que dans les Parlemens
de Paris & Tholose il n’a rien dict des autres parlemens ou
fort peu de chose. Me Guillaume
Terrien
[3] dans son Traicté du droict civil de
Normandie, a inseré un livre[4] divisé en 16 livres
en a faict un livre de la cour de Parlement, mais il n'a faict qu’esbaucher la matiere
& n’a parlé que des choses qui peuvent estre notoires
à un advocat & non à l’interieur de
la compagnie dont [à peine avoit il][5] veu les registres & n[6] des arrests, mais non les registres
secrets
[7] ny assisté aux deliberations. Les commentateurs de la Coustume de Normandie en
ont expliqué les articles, sans parler de ce qui concerne le Parlement[8] cette matiere.
[2] Je traicteray donc en ce receuil de l’establissement de l’Eschiquier & Parlement de Normandie,
de la creation & suppression des offices du Parlement, de la division & competence des chambres,
des privileges & prerogatives de la compagnie & officiers d’icelle, des reglemens entre divers
officiers dudict Parlement, des contentions[9]
survenues entre le Parlement & les autres compagnies
& officiers, de la forme observée aux actions & ceremonies publiques & autres choses
semblables.
[1] Bigot de Monville écrit initialement « le sr ».
[2]
Bernard de La Roche-Flavin (1552-1627). A d’abord été avocat au Parlement de Toulouse, conseiller à la sénéchaussée en 1574, magistrat au Parlement de Paris en 1582, puis président à la chambre des Requêtes du Parlement
de Toulouse.
[3]
Guillaume Terrien ( -1574). A été avocat, lieutenant commis du sénéchal et garde du temporel et aumône de l’archevêque de Rouen, puis procureur du roi au bailliage de Dieppe. La première édition de ses
Commentaires du droit civil
a été publiée à titre posthume. Deux autres éditions ont suivi en 1578, puis en 1654.
[4]
Ces éléments sont rayés dans le document original.
[5]
L’auteur écrit d’abord « il n’auroit pas ».
[6]
L’esperluette est biffée dans le manuscrit.
[7]
Registres qui offrent des transcriptions des délibérations ayant eu lieu à la Grand’Chambre ou lors de l’assemblée des chambres. L’ordre des actes et délibérations est rapporté de manière chronologique et l’écriture est contemporaine des événements. Toutefois,
certains actes officiels qui y figurent sont rapportés entre le résumé de deux délibérations, laissant penser que chaque délibération pouvait être transcrite sur une feuille volante, avant d’être réécrite sur
le registre (Mathieu Servanton, « Les registres du parlement de Bordeaux sous Louis XIII, présentation et enseignements », Histoire
,
Économie & société
, 2012).
[8]
Les termes sont rayés dans le document.
[9] L'auteur évoque ici, pudiquement, les conflits de préséance.