Paléoblog

Avatar Le Paleoblog
par Le Paleoblog, dimanche 3 mars 2019, 11:13
Gratuit

L’une des grandes difficultés que rencontre quotidiennement le paléographe – de même que l’historien – est d’interpréter avec justesse le sens des mots qu’il a lus. Pour ce faire, et éviter tout contresens dommageable, il doit se débarrasser de ses références culturelles d’homme ou de femme du XXIe siècle, et se mettre dans l’état d’esprit de l’auteur du texte, c’est-à-dire dans le contexte culturel de l’époque de cet auteur ; dans le sillage de Lucien Febvre, les historiens parlent d’outillage mental. La tâche est parfois difficile et les erreurs d’interprétation sont hélas toujours possibles. D’autant que le sens de nombre de mots a évolué, générant de fâcheux « faux-amis ».

Prenons l’exemple d’une personne qui rencontrerait le mot « amour » dans un acte notarié de l’Ancien Régime et penserait être confrontée à la « violente passion que la nature inspire aux jeunes gens de divers sexes » (Furetière)[1].

Hélas pour le romantisme, le mot « amour » qui se relève assez régulièrement dans les austères formules juridiques des actes notariés, voire même dans les plumitifs des cours de justice de l’Ancien Régime, n’a rien à voir avec la belle définition de Furetière. Au début de l’époque moderne, « amour » avait certes déjà le sens que nous lui connaissons aujourd’hui. Mais, tout comme en latin (amor, oris, m.), il avait également une autre acception bien plus nuancée, celle d’une simple affection pour quelqu’un (amitié) ou pour quelque chose (intérêt, attrait). Le Dictionnaire Godefroy[2], en donne la définition suivante :

« Pour l’amour de quelqu’un, par la considération, par l’estime, par l’affection qu’on a pour quelqu’un. »

C’est naturellement dans ce dernier sens qu’il faut comprendre le mot « amour » rencontré dans les actes notariés et judiciaires.

Ce sens d’amitié simple s’était certes déjà perdu dans la langue courante de la fin du XVIIe siècle, au profit de notre définition actuelle. Il serait ainsi vain de rechercher dans un dictionnaire du Grand Siècle le sens ancien de ce mot. Mais il ne faut pas perdre de vue que la langue juridique a toujours été particulièrement conservatrice, et qu’au XVIIIe siècle encore, le mot « amour » était toujours utilisé dans les actes notariés dans son sens désormais vieilli.

À titre d’illustration, voici l’extrait d’un inventaire après décès parisien du début de l’année 1548 (n. st.), où il est question d’une donation faite un siècle plus tôt par « Charles de Mornay pour la bonne amour naturelle qu’il avoyt à Philbert Bastard de Mornay, son cousin ». Notons au passage qu’au singulier, le mot « amour » était toujours du genre féminin dans les textes de l’époque moderne.

Texte
Paris, 23 mars 1547 (1548 n. st.), Arch. nat., MC/ET/C/105

« Item ung mémoire en pappier non signé, dacté
 du XXIIIIe jour d’aoust mil IIIIC XLIX, par lequel appert
 Charles de Mornay, pour la bonne amour naturelle
 qu’il avoyt à Philbert Bastard de Mornay, son
 cousin, luy avoir donné l’hostel appellé l’hostel de
 Guigneville avec toutes les terres, prez, boys, cens,
 rentes, fiefz, arrieres fiefz, la justice qui y
 appartient, ensemble tous les aultres droictz
 quelzconques qui y appartiennent, ainsy que plus à plain
 appert par lesdictes lectres, inventorié au doz……VIxxXIX. »

L’expression « la bonne amour » apparaît assez fréquemment dans d’autres types d’actes notariés, notamment dans les donations :

texte 3

Eu, 3 septembre 1580, AD76, 2E14/744

…« Ceste donation faicte
 pour la bonne amour naturelle que ledict donneur
 porte ausdictes filles »…

Texte 2
Eu, 12 décembre 1596, AD76, 2E14/865

…« et de la part desdictz sieur et damoizelle
du Sauchoy a esté par eulx aussy dict et declaré
 que pour la bonne amour qu’ilz ont à ladicte
 damoizelle Ysabeau Le Goix et en consideration
 de sondict mariage, qu’ilz luy avoient et ont par ces
 presentes donné, ceddé, quicté et transporté »…

Sont également concernés les testaments, où des legs particuliers pouvaient être consentis par le testateur pour « la bonne amour qu’il porte » à tel parent ou à tel ami. Et encore les transactions, où l’on relève souvent la formule « pour nourrir paix et amour ensemble ».

Cette acception désuète du mot « amour » n’a d’ailleurs pas échappé à Nicolas Buat et Evelyne Van den Neste qui, dans leur excellent Dictionnaire[3], rappellent que ce mot avait, dans les actes notariés, le sens d’affection, de charité civile, et renvoient à l’article amitié.


Jean-François Viel

[1] Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, Rotterdam, 1690, vol. 1.
[2] Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle , Paris, 1895, tome VIII, Complément 1, p. 111, col. 3.
[3] Nicolas Buat et Evelyne Van den Neste, Dictionnaire de paléographie française , Paris (Les Belles Lettres), 2016, p. 41.


[ Modifié: dimanche 11 avril 2021, 13:43 ]