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par Baptiste Etienne, samedi 21 novembre 2020, 10:46
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« Ce ne fut que joyes par toulte la ville. De ce pas, se transporterent dans le Vieil Marché, plusieurs enfantz qui abbatirent et arracherent la potence, et la trainerent par toulte la ville avec cordes, criantz ‘’Vive le roy !‘’ et, en après, la rapporterent au Vieil Marché et fut consommée en feu »


En janvier 1635, alors que la ville de Rouen vient de subir deux révoltes coup sur coup, le temps des condamnations est venu. Parmi les six personnes emprisonnées pour sédition depuis 5 mois, trois sont des tanneurs et sont envoyés aux galères. Un officier est condamné à 2 000 livres d’amende et à 3 mois d’interdiction de sa charge, alors qu’un marchand n’a qu’une peine pécuniaire conséquente de l’ordre de 10 000 livres.
Philippe Josse ( -1650) - curé de Notre-Dame-de-La-Ronde et l’auteur du  Journal qui relate les faits - évoque les conditions d’incarcération des accusés au château du Pont-de-l’Arche. Celles-ci sont exécrables puisqu’ils sont « enchaisnés » et en mauvaise condition physique. Exception faite de ceux qui disposent de plus de moyens et « qui avoitz plus de liberté pour leur argent ». Il ne reste donc plus qu’un accusé de rébellion, le fils d’un savetier sans le sou et qui est condamné à la pendaison. Pour avoir insulté des financiers, il est conduit « par le bourreau, la corde au col ». Cela montre bien que les grands crimes font l’objet d’une sentence spectacle. Selon Christophe Regina, il convient « d’exhiber le crime vaincu » et les exécutions publiques en sont l’incarnation. L’idée est bel et bien d’éveiller la peur instinctive chez le spectateur et utiliser l’exemple au service de la lutte contre le crime. Ainsi, le prisonnier chemine à travers la ville dans une charrette, accompagné de deux religieux. Ce n’est qu’une fois arrivé sur la place, lieu habituel des exécutions, que se produit une « chose admirable ».

Potence à deux piliers (XVIIIe siècle)

Potence à deux piliers (XVIIIe siècle)

C’est le moment choisi par un garde royal pour apporter une grâce de manière théâtrale. Le pardon est un acte souverain, caractéristique de la justice retenue. Comme le souligne Fanny Cosandey, par la grâce, le roi affirme « sa prééminence » et se place comme la pièce maîtresse de l’échiquier institutionnel. En visant le dernier accusé, la politique royale cherche sans doute à atténuer la sévérité du système pénal, mais aussi à transcender la vie politique et sociale. Comment ne pas y voir aussi l’expression d’une crainte de la part des autorités ?
Cette mansuétude ne s’adresse pas à un noble ou à un puissant. Le condamné n’a sans doute pas fait de demande explicite de pardon. Or, dans le cadre d’exécutions pour révoltes, les autorités appréhendent souvent la réaction populaire. Ici, dès l’annonce de cette nouvelle, la foule s’en prend à la potence.
Dans son récit, Philippe Josse dédramatise l’événement en évoquant des enfants. Le duc de Longueville, alors gouverneur de Normandie, est présent pour la mise à mort. Il se serait contenté de féliciter les bourgeois et tous « retournerent, chacun en sa maison, joyeux ». Néanmoins, comme les fourches patibulaires, la potence est un symbole de l’affirmation du pouvoir central, l’infamie en plus. Celle-ci fait partie des cinq peines capitales avec le feu, la roue, la tête tranchée et l’écartèlement. L’intérêt limité des autorités peut s’expliquer par le fait que les potences sont en bois, installées pour l’occasion au coeur des villes. Elles ne sont pas de nature à prolonger le spectacle morbide des corps en décomposition.

Enfin, contrairement à une idée reçue, les exécutions capitales n’appartiennent pas aux manifestations ordinaires de la justice de l’époque moderne. Dans le cas Toulousain, de 1738 à 1780, on en relève près de 8 annuellement, dont 64 % par pendaison. Or, si l’on compare avec le nombre de plaintes déposées, cette sanction paraît pratiquement anecdotique.

Baptiste ETIENNE


Sources :
- BM de Rouen, Ms M 41, Journal, par Philippe Josse, f° 73
- Anonyme, Potences à deux piliers, aquarelle, collection privée, XVIIIe siècle


Bibliographie :
- Jean-Marie Carbasse, La peine de mort, coll. « Que sais-je ? », Paris : Presses Universitaires de France, 201
- Fanny Cosandey, « Instituer la toute-puissance ? Les rapports d’autorité dans la France d’Ancien Régime », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 17, 2009, p. 39-54
- Jacqueline Hoareau-Dodinau, Xavier Rousseaux et Pascal Taxier (dir.), Le pardon, Limoge : Presses universitaires de Limoges, 1999
- Michel Nassiet, « Grâce et entérinement : une mutation (XVIe-XVIIIe siècles », Les justices locales et les justiciables – La proximité judiciaire en France du Moyen Âge à l’époque moderne,Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 219-228
- Christophe Regina, « Exhiber le crime vaincu : les fourches patibulaires et la justice criminelle sous l’Ancien Régime », Criminocorpus, 2015
- Robert A. Schneider, « Rites de mort à Toulouse : les exécutions publiques (17381780) », dans L’exécution capitale – Une mort donnée en spectacle (XVIe-XXe siècle), Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, 2003, p. 129-150


[ Modifié: dimanche 22 août 2021, 17:37 ]

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    par Baptiste Etienne, samedi 21 novembre 2020, 10:41
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    Un maître et sa famille, parfois aidés de quelques compagnons et apprentis, forment la base de la production de biens. Depuis le Moyen Âge, Rouen est une ville jurée, ce qui sous-entend que ceux qui exercent la même activité sont regroupés en corporations, masculines, féminines ou mixtes. Organes d’autorégulations, elles ont pour objet de « soumettre leurs membres à une discipline collective pour l’exercice de leur profession ». Les corporations de métiers ont un rôle important au quotidien dans la société d’Ancien Régime. Comme en témoignent les statuts des étainiers-plombiers de 1618 l’intérêt pour les marques est central. En partant du principe que « les fautes peuvent etre commises plus hardiment de nuit que de jour », les horaires de travail et les matériaux utilisables sont strictement règlementés. On souligne le monopole des maîtres qui doivent exercer leur activité dans leurs boutiques ou maisons pour empêcher le « changement de marque & de membres ». Ainsi, il est strictement interdit de la modifier sans autorisation.


    À Rouen, un intérêt similaire pour la « traçabilité » se retrouve dans nombre de corporations, comme en témoignent les devises d’imprimeurs-libraires et le Livre portatif de contrôle des marques des cartiers. Ce dernier regroupe 335 marques sur une période allant de 1539 à 1766, dont certaines sont associées à une devise. De 1600 à 1666, on relève l’enregistrement d’une centaine de marques de ce métier. C’est le cas, par exemple de Nicolas Guerin, reçu en 1641 et dont la devise est « de l’aurore l’etoille, chacun la trouve belle ». Fils de Robert et d’Isabeau Saulnier, lui aussi cartier, il est reçu maître la même année que son frère. Sur l’ensemble de la période, on rencontre plus de sept membres de cette famille qui choisissent cette activité. Depuis 1589, les Guerin sont proches des Le Cornu, eux aussi cartiers et qui fournissent trois maîtres encore au XVIIe siècle. Ainsi, en mai, la femme d’Alonce Guerin est marraine de Pierre Louis. Les Louis sont également cartiers durant un temps et sont aussi alliés aux Le Cornu depuis le XVIe siècle.

    Marque de Nicolas Guerin, cartier

    Marque de Nicolas Guerin, cartier

    Le Livre de raison permet de suivre ces familles sur plusieurs générations. La stratégie des Le Cornu montre une volonté de s’allier avec divers cartiers, tels que les Acart dès 1580 et dont trois sont maîtres durant l’ensemble de la période. Signe d’une solidarité professionnelle, à l’origine de cette alliance, on relève qu’Antoine Le Cornu – né au milieu du XVIe siècle – a probablement appris son métier auprès de Guillaume Acart. Témoins de l’homogamie sociale au sein de la corporation, les Le Cornu sont entre autres alliés avec les Desbans, les Chrestien, les Larcaniers, les Du Gripon, les Le Vasseur ou encore les Primoult, tous cartiers. On note aussi des unions permettant de maitriser la chaîne de production, avec des marchands de papiers, des peintres ou des merciers. Certaines alliances ou parrainages sont choisis en dehors du milieu des fabricants de cartes, au profit d’officiers, tels que les avocats. Ce qui s’explique sans doute par le fait que l’une des branche des Le Cornu appartenait au monde des procureurs du Parlement au XVe siècle. Au XVIIe siècle, cette branche présente encore des trésoriers de France et un représentant au Parlement.
    D’autres alliances se constituent dans le monde plus large des artisans, avec des chapeliers, des corroyeurs ou des teinturiers. De plus, encore 1585, les Le Cornu semblent relativement aisés avec des terres et des rentes, notamment celle du Bosguoüet vendue au Premier Président du Parlement, Claude Groulart, contre 1 100 livres. Ceci s’explique – encore – par l’existence de la branche noble issue de Robert Le Cornu, un échevin, qui a été anobli en 1463.


    À Rouen, l’attention portée aux marques est un point central pour les corporations de métiers. Ainsi, en 1627, Jacques Renant, un marchand mercier est approché par les maîtres. On lui rappelle alors qu’il est interdit « de vendre ny exposez aucuns livres marqués ». Déjà au XVIe siècle, en matière de fabrication de chaussures, les normes sont très précises. Ainsi, il convient de marquer en haut et en bas « les chausses à l’aiguille, sans les endommager ». Cette obligation appartient aux artisans et les revendeurs – tels que les chinchers ou les fripiers – ne sont pas autorisés à effectuer l’opération eux-mêmes. Encore au siècle suivant, les menuisiers s’en prennent aux revendeurs en matière de marques. Tout achat par des chinchers d’un ouvrage de menuiserie doit donc être signalé aux gardes du métiers dans les trois jours, afin de procéder au marquage. Toute fraude en la matière est sanctionnée par une confiscation et 50 livres d’amendes. Ils ont également l’interdiction de teindre le bois, ce qui pourrait masquer la marque. Le respect du travail des autres artisans et de leurs marques étaient donc un élément important dès l'époque moderne, ciment du vivre ensemble.

    Baptiste ETIENNE


    Sources :
    - AD S-M, 5 EP 485, Corporation des libraires-imprimeurs, f° 77
    - AD S-M, 5 EP 591, Contentieux contre différentes corporations,« Status des etainiers plombiers de l’année 1618 », articles 1-3, 9, 10, 11, 12…
    - AD S-M, J 365, Livre portatif de contrôle des marques, f° 31
    - BM de Rouen, Ms Y 128, Livre de raison, par les Le Cornu, fos 2, 5 et 13


    Bibliographie :
    - Thierry Depaulis, « Le mémorial des Le Cornu, cartiers à Rouen (manuscrit Y 128 de la Bibliothèque municipale de Rouen) », Le Vieux Papier pour l’étude de la vie et des mœurs d’autrefois, Bulletin de la Société Archéologique, Histoire et Artistique, fasc. 334, Paris, 1994, p. 72 et 516-517
    - Jochen Hoock, « Réunion des métiers et marché régional – Les marchands réunis de la ville de Rouen au début du XVIIIe siècle », Annales, n° 2, 1988
    - Jean-Dominique Mellot et Élisabeth Queval, Répertoire d’imprimeurs/libraires (XVIe-XVIIIe siècle) – État en 1995 (4 000 notices), Paris : Bibliothèque nationale de France, 1997
    - François Olivier-Martin, L’Organisation corporative de la France d’Ancien Régime, Paris : Sirey, 1938

    [ Modifié: dimanche 22 août 2021, 17:38 ]

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      par Baptiste Etienne, samedi 21 novembre 2020, 10:20
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      Le personnage du bourgeois est peu présent dans la Muse Normande de David Ferrand. Né à la fin du XVIe siècle et décédé en 1660, celui-ci est maître particulier du métier d’imprimeur-libraire dès 1620. En 1632, il devient maître et garde de sa corporation.
      On sait que le début de sa carrière est marqué par une condamnation pour utilisation d’un faux nom lors d’une impression. Par la suite, il est une seconde fois condamné pour avoir “esté trouvez saisies de quelque inpression contenant avoir esté imprimé à Pragues”. Suite à ces litiges, il délaisse son association avec un autre imprimeur, Jacques Calloué, qui semble l’avoir emmené dans les eaux troubles des impressions clandestines.
      Il ne fait pas partie des imprimeurs importants de Rouen, on peut même le considérer comme de faible envergure. Ainsi, en 1651, il n’imprime que 200 exemplaires d’un dictionnaire au sein de sa corporation et figure parmi les plus petits contributeurs.

      D’ailleurs, il n’est pas spécialement connu pour ses impressions, mais pour être l’auteur de la Muse Normande, un recueil de poèmes. Il y décrit la vie quotidienne des Rouennais en mobilisant le “parler purin” ou, autrement dit, un patois spécifiquement utilisé par les ouvriers du drap. De par sa profession, maître libraire, même de petite envergure, David Ferrand fait partie des bourgeois et il possède, notamment, une éducation liée à ce milieu.

      « Voyant ainsi tant de plaisans moder,
      Et les bourgeois & courtaux de boutique, Comme jadis un Roland frenatique, De drap de Thyr leurs corps accommoder  »

      L’essentiel des références qu’il fait au sujet des bourgeois renvoie aux vêtements et à la mode. Par dérision, le verbe « moder » est attaché aux « fils de bourgeois » et il critique la « hardiesse » des bourgeois qui portent « soys sur soys & Damas sur Damas,/ Et qui fera la nique à l’antique Noblesse ».
      Or, si les bourgeois appartiennent bel et bien aux élites urbaines, en raison des privilèges que leur statut offre, ils appartiennent résolument au Tiers État. Sans revenir sur le détail, étant donné que j’ai déjà abordé ce thème, le bourgeois se distingue du simple « habitant ». Pour ce dernier, un an de résidence suffit, alors que le bourgeois peut être perçu comme « hyper-privilégié » ou, autrement dit, une élite urbaine par excellence. Pour bénéficier de ce statut, il faut remplir un certain nombre de critère juridiques qui varient d’une ville à une autre : la naissance dans la cité, la résidence, au moins lors des fêtes principales, l’hérédité de statut, le paiement d’un droit d’entrée, la participations aux charges communes…
      Dans une remontrance de 1633, les échevins confirment cet attrait pour les draps en cherchant à maintenir « la plus importante manefacture que nous y ayons », c’est-à-dire celle des toiles puisque « quantité de bourgeois les achattent ».

      Enfin, les références au Moyen-Orient en matière de textiles renvoient à des draps d’or et, plus largement, à des tissus précieux façonnés « à grandes fleurs ». Ces draps sont arrivés en Europe par l’Italie à partir du XIV e

      siècle, avant d’être implantés dans des manufactures à Lyon et à Tours à la fin du siècle suivant. L’oeuvre d’Antonio del Pollaiolo du  Portrait de femme, témoigne de l’influence italienne en matière de draps de Damas, et ce, même s’il évoque ici l’aristocratie. Ce portrait à mi-corps d’une Florentine - de profil sur un fond de couleur bleu - souligne la pureté de ses traits et contraste avec les tissus précieux. Au premier plan, sur ses épaules, on découvre le tissu damassé aux motifs typiquement fleuris.


      Les damas, qu’il s’agisse de produits en soie ou en caffart - soit un mélange de poil, de fleuret, de fil, de laine ou de de coton - appartiennent au domaine du luxe depuis le Moyen Âge. Cela démontre donc parfaitement que les modes en usage dans « la société de Cour » - de Versailles et d’ailleurs - tendent à s’imposer peu à peu à un nombre croissant d’individus dès le XVIIe siècle. La tendance apparait comme nouvelle et choque le petit imprimeur. Marqueur social par excellence, le vêtement est au coeur d’une « culture des apparences ».
      Naturellement, la vision de Ferrand n’est pas sans rappeler celle du Bourgeois gentilhomme de Molière (1670). Comédie-ballet en cinq actes dans laquelle le maître tailleur profite de la naïveté de M. Jourdain pour lui vendre des vêtements « portés par les gens de qualité ». Cela le rend ridicule, mais l’histoire ne dit pas s’il s’agit de draps de Damas.


      Sources :
      - AD S-M, 3 E ANC 105, « Remonstrance faicte au Roy par les depputez de sa ville de Rouen touchant la reapretiation des marchandises et augmentations des droictz de traicte domanialle et imposition foraine en la province de Normandie, adressée a monseigneur le cardinal, duc de Richelieu, Grand Maitre, chef et sur’intendant de la navigation et commerce de France », signée par Du Mesnil, le 25 janvier 1633

      - Alexandre Héron, La Muse Normande de David Ferrand - Publiée d'après les livrets originaux (1625-1653), et l'Inventaire général de 1655, avec introduction, notes et glossaire, Rouen. : Imprimerie E. Cagnard, 1891-1894, vol. 1, p. 102, vol. 2, p. 9 et vol. 4, p. 35
      Dictionnaire de l'Académie française, première édition, Paris : veuve Jean Baptiste Coignard, 1694, p. 302
      - Gilbert-Urbain Guillaumin, Dictionnaire universel, théorique et pratique du commerce et de la navigation, vol. 1, Paris : Librairie de Guillaumin et compagnie, 1859, p. 952-953
      - Antonio del Pollaiolo, Portrait de femme, huile sur toile, 52,5x36,5cm, Gemäldegalerie, v. 1465


      Bibliographie :
      - Laurent Coste, Les bourgeoisies en France – Du XVIe au milieu du XIXe siècle,Hors collection, Armand Colin, 2013
      - Norbert Elias, La Société de Cour, Paris : Flammarion, 1985 (réed. 1969)
      - Colette Establet et Jean-Paul Pascual, « Les tissus dans les boutiques, les tissus dans les maison : Damas, vers 1700 », Rives nord-méditerranéennes, n° 29, p. 107-124
      - Catherine Lanoë, « Images, masques et visages – Production et consommation des cosmétiques à Paris sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 55, 2008, p. 7-27
      - Daniel Roche, La culture des apparences – Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle),Paris : Fayard, 1990


      Sitographie :
      https://www.aparences.net/art-et-mecenat/renaissance-et-vie-privee/la-mode-au-xve-siecle/


      [ Modifié: samedi 13 mars 2021, 23:14 ]

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        Empli de nos idées préconçues et de nos stéréotypes contemporains, nous pensons tous savoir ce qu’est un bourgeois. On est pourtant bien loin de la chanson de Jacques Brel de 1962, dans laquelle il met en accusation l’ascension sociale. Ce chanteur d’exception se plait à évoquer des provocations répétées vis-à-vis des notaires embourgeoisés sortant de l’Hôtel des Trois Faisans. Prenons, par exemple, le Registre des délibérations de l’assemblée des marchands qui fait état de listes de bourgeois rouennais des années 1648 à 1678. Ceux-ci ont alors voix au chapitre lors des assemblées générales.
        À Rouen, ils participent donc à l’élection des prieurs et des consuls des marchands. Organisé sur un modèle proche des parisiens et des lyonnais, cette institution a un pouvoir d’inspection des marchandises qui arrivent dans la ville. Pour ce faire, ils nomment des commis et inspecteurs chargés de visiter les cargaisons et de condamner ceux qui apportent des marchandises de mauvaise qualité. Ces juges sont élus et les bourgeois participent effectivement au suffrage.
        Ils sont aussi invités à voter pour les officiers municipaux lors des assemblées générales de la ville. Celles-ci offrent la possibilité d’élire les magistrats municipaux, appelés maires ou “premiers échevins”, comme c’est le cas à Rouen. Le choix d’un maire est d’importance puisqu’il préside les bureaux servants où se décident la majeure partie des options du corps de ville, le maire est donc amené à entretenir une imposante correspondance avec les autres organes de l’administration royale. N’allez pourtant pas croire que ces élections se font au suffrage universel ! Dans les faits, seuls les plus riches et les plus puissants votent, toujours des hommes semble-t-il. Ce droit de vote appartient en théorie à tous les chefs de famille, mais les candidatures ne sont pas libres. On peut même parler d’une véritable cooptation puisque les électeurs doivent choisir leur favori sur des listes d’éligibles. L’assemblée propose ensuite trois noms au roi qui peut choisir de suivre le suffrage ou non. Toutefois, comme dans le cas Nantais, sur 126 élections de maires entre 1598 et 1789, 100 résultats peuvent être analysés et la concorde prédomine. Dans l’écrasante majorité des cas l’autorité centrale suit totalement ou partiellement l’expression des votes (en choisissant le candidat ayant obtenu le plus de voix ou dans la liste des trois noms suggérés). Seuls 7 exemples laissent apparaître de graves conflits qui provoquent un choix hors de la liste.
        En somme, qu’est-ce qu’un bourgeois durant l’époque moderne ? S’il faut résider en général un an dans une ville pour revendiquer le statut d’habitant, le bourgeois est un peu plus que cela. On peut considérer qu’il s’agit d’un habitant “hyper-privilégié”, une sorte d’élite urbaine par excellence. Ainsi, dans les villes, comme dans toute la société d’Ancien Régime, l’idée de hiérarchie est centrale. Pour devenir bourgeois, il faut donc remplir un certain nombre de critères juridiques : la naissance dans la cité, la résidence, au moins lors des fêtes principales, l'hérédité du statut de bourgeois, le paiement d'un droit d'entrée, la participation aux charges communes, l'inscription sur un livre…  
        Être bourgeois dans une ville c’est bénéficier d’un statut juridique spécifique et appartenir à une communauté, mais c’est aussi bénéficier de droits et de devoirs :
        - Les bourgeois bénéficient d’une certaine protection de la justice municipale puisqu’ils ne peuvent être jugés ailleurs que dans leur ville de rattachement. Ils échappent donc aux saisies de biens ou aux peines d’emprisonnement pour dettes. Et ce n’est pas rien puisque c’est la première cause d’emprisonnement durant l’époque moderne.
        - Les bourgeois bénéficient aussi d’avantages fiscaux qui peuvent varier en fonction de ses activités. Ainsi, ceux qui ont ce statut ne sont pas soumis à la fiscalité directe, telle que la taille à Valenciennes. En ville, ils restent assujettis à une certaine charge fiscale sur les produits alimentaires (bière, vin, sel ou encore hareng) et sur les productions manufacturés. Ces impôts assurent effectivement une bonne part des recettes des municipalités.
        - Enfin, les bourgeois doivent participer à la défense de la ville à travers les milices bourgeoises. Ils sont donc contraints de protéger les remparts et les portes, de sécuriser les rues et d’encadrer les cérémonies publiques. Si l’objectif pour les villes est de ne pas dépendre de garnisons de soldats, il demeure que cette charge est lourde puisque les bourgeois ne sont pas rémunérés pour les interventions intramuros, mais seulement si l’exercice de leur fonction sort du cadre urbain.

        Toutefois, Jacques Brel n’est pas si loin ! Il suffit de jeter un œil à la Muse Normande du petit imprimeur rouennais David Ferrand (v. 1590-1660) pour s’en rendre compte. Souvent critique, parfois railleur et impertinent, celui-ci ne cesse de dépeindre le statut de bourgeois comme un jeu d’apparences où le vrai et le faux se mêlent et s’entremêlent :
        « Voyant ainsi tant de plaisans moder,
        Et les bourgeois & courtaux de boutique,
        Comme jadis un Roland frenatique,
        De drap de Thyr leur corps accomoder »
        Dans ses poèmes, David Ferrand utilise le patois purinique, la langue des ouvriers du drap de Rouen, pour se faire le porte-parole du petit peuple. Le personnage du bourgeois est alors comparé à un simple tenancier de boutique qui - enrichi par ce commerce - pourrait se vêtir des habits les plus distingués afin de tromper son monde.

         

        Baptiste Etienne


        Sources :
        - AD S-M, 201 BP 270, Registre des délibérations de l’assemblée des marchands (1648-1678), assemblée générale du 10 janvier 1651
        - Alexandre HÉRON, La Muse normande de David Ferrand - publiée d’après les livrets originaux (1625-1653), et l’inventaire général de 1655, avec introduction, notes et glossaire, vol. 1, impr. de E. Cagniard, 1891


        Bibliographie :
        - Simona CERUTTI, Robert DESCIMON et Maarten PRAK, « Le droit de bourgeoisie dans l’Europe moderne - Groupe de travail international. Paris, 7-8-9 octobre 1993 », Histoire intellectuelle - Réflexions collectives sur l’histoire sociale, n° 11, 1993 (http://journals.openedition.org/ccrh/2778)
        - Yves JUNOT, Les bourgeois de Valenciennes - Anatomie d’une élite dans la ville (1500-1630), Presses Universitaires du Septentrion, 2009 (https://books.google.fr/books?id=-bjgxgNWOGsC&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false)
        - Guy SAUPIN, « Les élections municipales à Nantes sous l’Ancien Régime (1565-1789) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 3, 1983, p. 429-450 (http://www.persee.fr/doc/abpo_0399-0826_1983_num_90_3_3133)

        [ Modifié: mardi 29 mai 2018, 11:31 ]

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