Paléoblog

Avatar Le Paleoblog
par Le Paleoblog, mardi 29 mai 2018, 11:46
Gratuit

« En sorte que dieu m’a abandonné, après avoir
prié les soldas de se servir plustot du poingnar(d)
que de ces rigeurs sy criminelles qui m’ont
faict esvannouÿr unne quar d’eure &, après estre
revenu, les pleures & frisons aveq cris vermoudieu,
dont j’atant encore & à tout jours l’aÿde &
le secours, je luÿ demandoit de retirer mon corps
de ceste vÿe & prendre mon ame entre ces mains
& de me soulager dans ceste presante persecusion »
À la fin du mois d’octobre 1685, Jacques Papavoine (1648-1724), un marchand rouennais, évoque sa réaction de sidération face aux dragonnades. L’auteur de cet écrit du for-privé a déjà été évoqué, par mes soins, dans l’article sur le Grand Hiver de 1709. D’origine espagnole, ce marchand mercier est un protestant ayant rédigé un Livre de raison de 1655 à 1723. Il y évoque ses affaires commerciales, mais aussi les événements du quotidien. Celui-ci a commencé sa carrière comme apprenti aux Provinces-Unies et en Allemagne. En février 1666, c’est d’ailleurs à Hambourg qu’il  « aprins la religion luterienne ». Il effectue plusieurs voyages à l’étranger avant de revenir à Rouen s’installer définitivement en avril 1671.
Au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes (qui accordait une certaine forme de tolérance envers les protestants et avait pour objectif de mettre fin aux Guerres de Religion), Jacques Papavoine est contraint de loger à son domicile un brigadier, une trompette, trois cuirassiers, ainsi que deux valets. Confronté à sa résistance, le premier novembre, quatre cuirassiers supplémentaires sont envoyés dans sa maison familiale. La pression est déjà considérable et doit encore s’intensifier puisqu’il « estois escrit sur le rolle pour en avoir encore 12 d’augmentation ».
Le choix s’impose donc pour ce marchand, mais le départ est impossible en raison de la grossesse de sa femme. Il parvient à résister quelques semaines à cette “mission bottée” qui frappe les protestants rouennais, mais aussi l’ensemble du royaume de France depuis 1681. L’objectif pour le pouvoir royal est bel et bien d’unifier le territoire autour d’une foi unique. Le départ est complexe car les protestants n’ont pas le droit de sortir des frontières. Supporter les brimades de la soldatesque n’est pas une option non plus. Ainsi, Jacques Papavoine affirme « qu’il estoit inposible de pouvoir resister aux juremens, blasfaimation, désordres, volles ». Dans ses Mémoires, Isaac Dumont de Bostaquet - un gentilhomme normand - relate lui aussi cette dragonnade rouennaise dans des termes similaires.
L’un comme l’autre font d’abord le choix de la conversion. Jacques Papavoine justifie son acte en affirmant que c’est la « persécution diabolique (qui) m’a obligé de faire comme les autres religionnaires ». En novembre, il est reçu par le curé de Saint-Godart avec sa servante, alors qu’une partie de sa famille s’enfuit aux Provinces-Unies et en Angleterre.  Il continue de faire des affaires dans une capitale normande vidée d’une partie de ses protestants et constate progressivement qu’il doit réorganiser son réseau en raison de la dispersion de ses correspondants habituels. En septembre 1699, il est contraint de présenter l’une de ses filles au lieutenant général qui « me l’a fait aracher (des) bras & conduire au couvent des Nouvelles Cattoliques ». Cherchant à envoyer un à un ses enfants à l’étranger, il constate la fuite progressive des protestants de Rouen jusqu’au début du XVIIIe siècle. Il garde aussi des liens solides avec les terres de refuges de ses coreligionnaires. Dans un monde profondément bouleversé, on sent toute la souffrance qui se dégage des lignes qu’il rédige. Ce sont bien celles d’un homme déraciné en son propre royaume et profondément troublé par cette conversion à une foi qui n’est pas la sienne et qu’il n’adopte jamais véritablement.
Si Dumont de Bostaquet fait, lui aussi, le choix de la conversion, il se résout finalement à sa première idée : le refuge. Il rejoint d’abord les Provinces-Unies et, en militaire, s’engage au côté de Guillaume III pour son expédition anglaise. Celui-ci termine pauvrement sa vie en Irlande à Portarlington. Dans cette petite ville se regroupent nombre d’officiers trop âgés pour servir et y forment une petite colonie de protestants français en exil. Sa fuite du royaume n’a pas été simple puisqu’il a été blessé et contraint d’abandonner une partie de sa famille de peur des galères.
Cette politique d’étouffement des réformés est engagée par Louis XIII, renforcée avec le règne personnel de Louis XIV et, surtout, la révocation de l’Édit de Nantes qui provoque une véritable hémorragie protestante. Cet acte d’autorité fait des réformés des étrangers en leur propre pays. Entre 1660 et 1689, plus de 200 000 personnes quittent le royaume de France pour rejoindre les Provinces-Unies, l’Angleterre et ses colonies, le Saint-Empire romain germanique ou encore la Suisse. La majorité fait donc le choix de subir les persécutions royales ou de la conversion forcée. Ces changements de religion, comme Jacques Papavoine en témoigne, s’accompagnent d’un véritable lavage de cerveaux, visant prioritairement les femmes (enfermées dans des couvents) et les enfants poussés dans la foi catholique à grand renfort de pensions de dédommagement afin de jeter le trouble au  cœur  des familles.

 

Baptiste Etienne


Source :
- BM Rouen, Ms M 281, Livre de raison, par Jacques Papavoine, f° 91
- Charles Read et Francis Waddington (éd.), Isaac Dumont de Bostaquet, Mémoires inédits de Dumont de Bostaquet, gentilhomme normand, sur les temps qui ont précédé et suivi la révocation de l’édit de Nantes, sur le refuge et les expéditions de Guillaume III en Angleterre et en Irlande, Paris : Michel Lévy frères, 1864


Bibliographie :
-Jean Bianquis et Émile Lesens, La révocation de l’Édit de Nantes à Rouen - Essai historique - suivi de Notes sur les protestants de Rouen persécutés à cette occasion, Rouen : Léon Deshays, 1885, p. 68
- Luc Daireaux, Réduire les huguenots - Protestants et pouvoirs en Normandie au XVIIe siècle,Paris : Honoré Champion, 2010
- Philippe Joutard, La Révocation de l’édit de Nantes ou les faiblesses d’un État, coll. « Folio histoire », Gallimard, 2018
-  Janine Garrisson, L’Édit de Nantes et sa révocation - Histoire d’un intolérance, Sciences humaines - Histoire, Points, 1987
- Thierry Sarmant, « La révocation de l’édit de Nantes », dans Louis XIV, Taillandier, 2014

[ Modifié: mardi 29 mai 2018, 11:46 ]

Commentaires

 
Gratuit

Quoi de plus normal que l’établissement d’un traité de mariage en janvier 1636. Celui-ci uni Jean Perdrix et Catherine Allais. Tous deux sont issus du même milieu social puisque le père de Jean était procureur au bailliage et siège présidial de Rouen alors que Catherine est fille d’un procureur au Parlement et son beau-père est avocat de la même cour souveraine. Exemple type de l’homogamie sociale, le frère de la mariée apporte 1 000 livres pour don mobile et 50 livres pour les épousailles, et ce, sans compter la mise en place d’une rente de 35 livres. En Normandie, ce don est un avantage que la femme accorde ordinairement à son mari sur sa dot. De ce mariage, somme toute classique, naissent deux enfants.

Or, à partir de 1647, Catherine Allais engage une procédure de divorce et celle-ci mettra cinq années à aboutir. Cette démarche est donc longue et semée d’embûches.
Correspondant dans les faits à une séparation de biens et de corps qui n’est entérinée au bailliage que le 20 avril 1652. Il s’agit alors de prendre acte des lettres royaux obtenues devant la chancellerie dès le mois de janvier, de l’inventaire des biens meubles du couple du mois de septembre précédent et de l’ensemble des actes d’une procédure complexe. La fin du jugement entraîne l’enregistrement de Catherine Allais au tableau du tabellionage, ce qui lui offre, par la même, la possibilité de passer des actes sans l’autorisation de son époux.

Que s’est-il passé depuis le mariage ? Jean Perdrix n’a pas choisi la voie des offices mais est devenu teinturier en soie. Cette activité oblige le couple à s’installer sur L’Eau de Robec, au cœur de la paroisse populeuse de Saint-Vivien, largement tournée vers le textile.
Or, depuis quelques temps, Jean et Catherine sont tombés malades. Le maître teinturier est “paraliticque”, alors que Catherine est “grandem(en)t incommodée en sa santé (et) des executions rigoureuse faictes en leurs biens”. Et pour cause, les propriétaires et les créanciers tombent sur le couple à bras raccourcis et c’est sans compter sur les chirurgiens qui réclament près de 200 livres. Dès le mois de février 1652, la séparation civile (mais pas encore de corps) obtenue, Catherine empreinte 94 livres à un marchand afin de subvenir à ses besoins pressants. Afin d’apitoyer les juges, cette femmes met en avant que, lors du mariage, elle a apporté “bonne et grosse valleur”. Elle accuse son mari de “mauvais mesnage” puisqu’il aurait “dissipéz” l’ensemble des biens du couple. De même, elle demande la séparation de bien en considérant qu’elle “seroit en voye de tomber en pauvreter et mandicité”. L’argument est sans doute exagéré, mais a le mérite de souligner une situation financière précaire. Par ailleurs, c’est un point central de la Coutume normande dont la maxime est "bien de la femme ne peut se perdre" (art. 539 et 540). En somme, comme partout ailleurs, le régime matrimonial normand peut se résumer en quelques mots : la femme apporte une dot, mais le mari n'a que l'administration et la jouissance des biens durant le mariage. Les immeubles apportés par la femme sont en principe inaliénables.
Enfin, Catherine Allais insiste sur l’inaptitude du mari, alors en “incapacité de gaigner sa vye” et sur leur dépossession matérielle puisqu’ils n’ont plus de meubles dans la maison... tous saisis en raison de leurs dettes.

Contrairement à une idée reçue, le divorce existe en France avant même la Révolution française. Le terme apparaît même en toutes lettres dans les documents de séparation de ce couple. Déjà en vigueur à Rome durant l’Antiquité (par répudiation ou par consentement mutuel), le divorce est finalement interdit en 1563 par le Concile de Trente en raison de l’indissolubilité du mariage prônée par l’Église. Or, en 1694, le Dictionnaire de l’Académie française considère encore qu’il s’agit bien là d’une “rupture de mariage”. A la fois usité pour de simples dissensions de couples, ce terme est d’usage pour les séparations de “corps & de biens”. Selon la Coutume normande et dans les faits, cette séparation n’intervient que dans des cas rares d’inconduite ou de violence mais, ici, il s’agit essentiellement pour la femme de se désolidariser financièrement de l’époux. Une forme de divorce avant la lettre, mais qui n’induit qu’un relâchement des liens conjugaux.
Par ailleurs, dans les colonies américaines dépendantes de la couronne anglaise, la législation sur le divorce est déjà plus libérale au XVIIIe siècle. Dans le Massachusetts, par exemple, il est possible de divorcer pour abandon ou adultère dans toutes ses formes. Toutefois, il faut attendre 1773, pour que les femmes obtiennent le droit d’engager cette procédure qui est longtemps demeurée un apanage masculin et les cas de divorces y sont restés rares... 143 prononcés de 1692 à 1786.

 

Baptiste Etienne

 


Source :
AD S-M, H dépôt 2 H 15, Papiers étrangers aux hospices, “Contrat de mariage et papiers concernant le sieur Perdrix, teinturier à Rouen, et Dlle Catherine Allais (1647-1652)”

Bibliographie :
- David BASTIDE, "La survivance des coutumes dans la jurisprudence du XIXe siècle (1800-1830) - Autour de la femme, de la dot et du douaire normands", Annales de Normandie, n° 56, 2006, p. 395-414 (http://www.persee.fr/doc/annor_0003-4134_2006_num_56_3_1586)
- Adrien Jean Quentin BEUCHOT, Oeuvres de Voltaire - Avec préfaces, avertissements, notes, etc., vol. 28, Paris, chez Lefèvre, 1829, article "divorce", p. 436-439
- Jean-Louis HALPERIN, "Les fondements historiques des droits de la famille en Europe - La lente évolution vers l'égalité", Informations sociales, n° 129, 2006, p. 44-55 (https://www.cairn.info/revue-informations-sociales-2006-1-page-44.htm)
- Roderick G. PHILLIPS, "Le divorce en France à la fin du XVIIIe siècle", Annales, n° 34, 1979, p. 385-398

Commentaires

 
Gratuit

De manière générale et contrairement aux idées reçues, le statut de la veuve permet un certain maintien de rang social. Elles bénéficient de diverses formes de solidarité au sein des corporations de métiers ou des confréries religieuses. Toutefois, la question financière demeure alors que près de 30 % des Rouennaises de la seconde moitié du XVIIe siècle meurent après leurs maris.
Le veuvage entraîne t-il un déclassement économique ? La réponse à cette problématique est complexe, en raison d’un manque de sources fiscales, de livrets de compte ou de toutes autres documents permettant une approche macroéconomique de la situation des femmes seules. Prenons l’exemple de Nouelle Jouane (1605-1668), évoquée quelques mois après son décès à l’âge de 63 ans par son neveu Robert de La Fosse :
« Il ne faut pas vous imaginer que vostre maison fust en l’estat qu’elle est sans
l’assistance & assiduité de vostre frere dans la boutique. Ma tante ayant esté
presque tousjours malade & sans beaucoup de santé depuis vostre dernier depart,
c’est beaucoup en faire de vous avoir tous eslevés & nouris. […]
Vous devés sçavoir, la bone femme s’estant embarassez
plusieurs fois de marchandise sans la vendre et je peus dire,
sans reproche, que sans mon assistance en diverses rencontre elle eust esté
assés empeché
»

Par la correspondance de ce marchand mercier, on sait que dans l’année qui précède son décès celle-ci est malade « de la goutte ordinaire & d’une siatique dans les rains, dont elle souffre beaucoup ». Durant une vingtaine d’années, elle est veuve d’un marchand mercier, Thomas de La Fosse, et elle reprend alors l’établissement familial à son compte.
En octobre 1651, en tant que tutrice des enfants mineurs, elle en est encore à tenter de solder les affaires de son époux décédé depuis plus d’une dizaine d’années. Ainsi, elle cherche à recouvrer 295 livres que lui doit un marchand de Flavacourt. Toutefois, afin de maintenir la boutique à flot, elle est contrainte de s’appuyer sur l’un de ses fils et son neveu, alors que son autre fils est installé à Cadix.
Cette femme joue alors un rôle important dans l’activité familiale en tant qu’intermédiaire avec plusieurs marchands. Comme de nombreuses veuves, elle s’implique dans le commerce et on perçoit son inquiétude lorsque les affaires ne se déroulent pas comme prévu et, notamment, alors que l’un de ses fils perd la somme considérable de 60 000 livres en l’espace de six années. A son décès, elle n’a manifestement aucune dette majeure et dispose de biens meubles et de marchandises, dont des “boucaux de piques” et de la toile qui sont retirés de l’inventaire à cause des créanciers. Par ailleurs, son cas rappelle ceux étudiés par André Lespagnol qui signale 10 % de veuves parmi les négociants Malouins. Celles-ci mènent de vastes opérations commerciales, parfois risquées, comme le montre la faillite retentissante de l’une de ces femmes en 1715.  
Le décès de Nouelle Jouanne laisse apparaître qu’elle est le véritable ciment du noyau familial puisqu’il provoque une profonde discorde entre ses deux fils au sujet d’une bourse qu’elle aurait constitué pour Jacques de La Fosse, alors installé en Espagne. Anticipant des tensions entre ses deux fils, l’objectif de cette pensée particulière est bel et bien d’éviter tout procès. Or, la disparition de cette bourse entraîne un conflit et les deux frères cessent alors tout commerce ensemble. Se joue peut-être ici le rôle de chef de famille, remis en cause en raison du décès d’une veuve et du non respect de sa volonté d’un partage égal entre ses deux héritiers.
S’il reste difficile d’établir la situation exacte de Nouelle Jouanne lors de son décès, sa reprise d’une activité marchande est loin d’être un cas isolé.  Ainsi, de 1625 à 1655, les veuves représentent environ 27 % des demandes d’occupation de places dans la halle aux blés, située à proximité des quais au sud du Castrum de Rouen. Après 1625, l’année 1650 est la plus exceptionnelle de ce point de vu puisque trois veuves obtiennent des places. Parmi elles, la protestante Judith Cossart (1602-1684) se voit accorder en juin 1650 le droit « d’occuper sa vie durant » l’espace de vente d’Alexis Le Comte (1590-1650) qui était l’un des anciens marchands de grains. Moins d’une dizaine de jours après son décès, Judith reprend donc la place que son mari avait obtenu en février 1626 à la suite de sa mère, Susanne Le Sueur, « l’une des anciennes marchandes de grains ». Le rôle de la femme - et plus encore de la veuve - est donc de maintenir la place aux mains de la famille. Tout relâchement de ce point de vue entraînerait une forme de déclassement de l’affaire familiale puisque la place serait distribuée à un autre marchand. En parallèle, à la fin du mois de juin 1650, le fils de Judith et d’Alexis reprend la place vacante depuis quatre ans de Michel, son oncle. Ainsi, il convient pour cette famille de marchands de sécuriser deux places vacantes le même mois. Ces exemples de veuves-marchandes invitent donc à réviser notre vision de la solitude féminine et de la déchéance sociale qu’elle pourrait entraîner. Durant l’époque moderne, la veuve a un véritable rôle social et économique. Elle accède à une certaine forme d’indépendance, mais c’est d’autant plus vrai dans un secteur d’activité sans corporation et moins réglementé.
    

Baptiste Etienne


Source :
- AD S-M, 1 ER 2057, Livre de copies - Lettre de commerce de Robert de La Fosse, marchand mercier grossier
- AD S-M, 2 E 2 2448, Tabellionage, actes du 10/10/1640 et 2 E 1 2471, acte du 04/10/1651
- AD S-M, 3 E 1 ANC 172, Hôtel de ville - Halle aux grains, actes du 07/02/1626, du 14/06/1650 et du 18/06/1650

Bibliographie :
- Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, Être veuve sous l'Ancien Régime, Paris, Belin, 2001
- Scarlett BEAUVALET-BOUTOUYRIE, "La femme seule à l'époque moderne : une histoire qui reste à écrire", Annales de Démographie Historique, 2001, p. 127-141
- Laurence CROQ, "La reprise des commerces en difficulté, l'exemple de la mercerie parisienne de Louis XIV à la Révolution", L'échec a-t-il des vertus économiques ?, Congrès de l'Association française d'histoire économique des 4 et 5 octobre 2013, Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, coll. "Histoire économique et financière XIXe-XXe", Paris, 2015
- Christine DOUSSET, "Commerce et travail des femmes à l'époque moderne en France", Les Cahiers de Framespa, 2006 (http://journals.openedition.org/framespa/57)

[ Modifié: samedi 21 novembre 2020, 12:48 ]

Commentaires

 
Gratuit

« (Jeanvier 1709)

L'iver a esté très exstraordinairement rude par
tout l'Uroppe que de vie d'homme l'on n'a veu un
pareil iver, sy long, aÿant continué à Rouen par 5
fois, de sorte qu'après Pacque l'on ce choffoit. Ce quÿ 
a caussé disette de bois, manques de travail, tout 
aresté, les vivres manques, pour les chemins inpratica-
ble, par les grande naige qui ont tombé, donc jamais 
son pareil, grose eauxs pasable qui a duré 3 semaine plus-
ieurs mords de froit, pieud, mains gellez, charté de bois.
Ce quÿ valloit 14 s. a esté vendu 45 s. à 50 s. C'est ensuivÿ, au 
commensement d'avril, charté de grains, de vivres. Le pain
de 3 s. 6 d. à 15 s. et 18 s., les 6 marques ou 6 lt. la viande. De mesme, 
sidre, vin, eau de vie, rencherie de plus d'une motié, pouvre- 
té, misere, argen tres court, pettite gangne, métier demeurés 
plain de pouvre, forse hause, drois d'entrée sur tout quÿ mine 
& reduict le peuple à l'exstremité, gaierre contre l'Alemangne, 
l'Engleterre, Holande, Portugal (...) » 

En quelques lignes, on découvre tout l'effroi de Jacques Papavoine (1648-1724) confronté au Grand Hiver de 1709. Ce marchand mercier, puis courtier, est enregistré comme bourgeois de Rouen. Celui-ci est connu grâce à la rédaction de son Livre de raison. Il rédige régulièrement ce manuscrit sur une période allant de 1655 à 1723 et dans lequel il évoque ses affaires commerciales, mais aussi les événements du quotidien.
Son récit du mois de janvier 1709 est – c'est le moins que l'on puisse dire – relativement confus. Il évoque sans transition le froid, la cherté, les impositions, ainsi que les guerres.
Et pour cause, la guerre de Succession d’Espagne, entamée dès 1701 par Louis XIV s’enlise, faisant augmenter les prélèvements fiscaux et freinant considérablement l’activité économique du royaume. Dans ce mélange de complaintes, le trouble de ce marchand est des plus sensible. Qu’est-ce qu’il se passe lors du Grand Hiver 1709 ?
Comme le souligne Jacques, un grand froid touche l'Europe entière de la Scandinavie à la Méditerranée durant au moins quatre mois. Cette année glaciale succède à plusieurs années clémentes de 1701 à 1708, mais se situe dans une période plus large de climat capricieux. Concrètement,  entre 1630 et 1730, le climat est au cœur d'une courbe séculaire relativement moyenne à bonne. Toutefois, les années 1687-1700 constituent un bloc d'années froides avec une différence de 1,3 C° inférieure par rapport à la moyenne. Cela peut paraître faible, mais sur une période aussi courte c'est énorme puisqu'un dixième de degré peut faire varier d'un jour la date des moissons ou des vendanges. 1,3 C° de moins, ce sont des récoltes retardées de deux semaines en moyenne.
À l'échelle du royaume, l'hiver 1709 fait suite à un automne 1708 déjà rigoureux. En janvier, un froid vif s'installe subitement. Le 5 janvier, il fait encore +10,7 C° à Paris et -3,6 C° dès le lendemain. Jusqu'à la fin du mois de mars le froid persiste et, entre janvier et février, il fait en moyenne -20 C° en Île-de-France. La neige couvre presque entièrement le royaume et les eaux des fleuves et rivières débordent et gèlent en transformant les plaines en vastes glacières.
Jacques Papavoine est loin d'être le seul à évoquer cet événement majeur de l'histoire de France et il ne peut être suspect d'exagération.  S’il évoque cinq vagues de froid, l'historien Michel Lachiver n’en retient que quatre grands épisodes de froid consécutives à l’échelle du royaume. Le nord de la France a été particulièrement touché, mais le Grand Hiver frappe l’hexagone de manière généralisée. À Versailles, Louis XIV, lui-même, est contraint de rester cloîtré du 8 au 17 janvier ce qui « l'incommode, un peu, de ne point prendre l'air ». Il ne peut aller se promener à Marly que le 18 et le lendemain à Trianon. Pour le commun, la vie quotidienne est paralysée par le froid durant plusieurs jours et il gèle même dans les maisons, au coin des cheminées. Dans la suite de son évocation du Grand Hiver et de ses conséquences, Jacques Papavoine ne cesse de se plaindre de l'augmentation des impôts et d'une justice abandonnant « le tout en proÿe au plus forz ; parjures, fraude, subtillitzz, nulle consianse, sans charité, medisance, usure et autres genre de vivre sont dit usagé pour persécuter le juste ».
 

Baptiste Etienne


Source :
- BM Rouen, Ms. M. 281, Livre de raison, par Jacques Papavoine, f° 136

Bibliographie :
- Michel DERLANGE, « Aspects et conséquences d’une crise sur le temps long », Cahiers de la Méditerranée, 74 (http://cdlm.revues.org/2173-)
- Olivier JANDOT, « Les gens simples face à l'hiver (XVIe siècle-XVIIIe siècle) », Colloque qui s'est tenu les 26 et 27 septembre 2017 à la Fondation Singer-Polignac (https://vimeo.com/236119785)
- Marcel LACHIVER, Les années de misères – La famine au temps du Grand Roi, Fayard, Millau, 1991 

[ Modifié: samedi 21 novembre 2020, 12:50 ]

Commentaires