Paléoblog
Ce texte intervient immédiatement à la suite de l'évocation du grand incendie de Troyes de 1524, dont j'ai parlé il y a peu. Par conséquent, je ne m'étends pas davantage sur le déroulé des évènements, afin de me concentrer sur l'établissement de cette analyse de Nicolas Pithou (1524-1598), au ton très critique. Deux points doivent retenir notre attention d'entrée de jeu : l'auteur est protestant, ce qui a un impact sur sa lecture des faits ; de plus, il rédige ce manuscrit dans le dernier quart du XVIe siècle. Il a donc un certain recul, mais il n'est pas témoin direct. Son objectif est alors de proposer une Histoire religieuse de sa ville natale, dans laquelle il critique ses sources et cherche à expliquer.
Nous avons donc affaire à un travail de réécriture des évènements a posteriori, sous la plume d'un juriste, avocat au siège présidial et, un temps, au Parlement. Comme il l'explique, son étude historique repose sur des interrogatoires de témoins et la consultation de documents originaux. Et pour cause, les évènements qu'il relate se sont déroulés l'année de sa naissance. Issu du premier mariage de son père, jurisconsulte et excellent orateur, il est le frère jumeau de Jean (1524-1602), devenu médecin et dont il reste proche tout au long de sa vie. On sait que cet avocat se convertit au protestantisme en 1559 et qu'il joue un rôle important au sein de l'Église réformée de France, tout en séjournant régulièrement à Genève. En 1565, on lui confie la charge de défendre ses confrères auprès de la Cour. Au lendemain des massacres de la Saint-Barthélémy d'août 1572, il s'exile pour vingt années. Nicolas Pithou vit notamment à Bâle, où sa présence est attestée en 1590 et en 1591 ; il y crée même un scandale puisqu'on l'accuse d'avoir des idées peu conformes à la doctrine calviniste. Finalement, il décède en 1598 lors d'un voyage dans sa ville natale, dans laquelle il n'a cessé de revenir régulièrement.De manière générale et avant d'entrer dans le détail de la critique qu'il formule, ce document oblige à se demander comment l'astrologie est perçue au XVIe siècle ? Les hommes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance baignent dans un monde des signes qu'il faut décrypter et dans des discours eschatologiques, qui traitent de l'imminence de la fin des temps. Cette croyance en une apocalypse proche se traduit également par une vision des destins individuels marqués par la même inexorabilité. Toutefois, selon l'historien Hervé Drévillon, dès cette époque, il convient de distinguer les prophéties, qui sont des discours inspirés (résultant d'un "don"), et l'astrologie, se positionnant comme l'interprète des signes du Ciel (perçue comme un "art").
En ces temps marqués par les tensions religieuses, l'horizon est obscur et l'avenir des hommes fait office d'exutoire avec l'annonce de lendemains calamiteux. Il n'est donc pas rare de rencontrer des prophéties de guerres, de maladies, de famines ou des prédictions de décès des princes. Le XVIe siècle est celui de l'explosion de l'astrologie dans toute la diversité de ses approches. Ces pratiques ne se bornent pas au simple désir de découvrir l'avenir. Il convient d'y voir une expression déterministe, avec une solidarité d'ordre entre les mouvements des astres et les évènements terrestres. À travers une forme de pensée magique, on considère que le monde est animé d'intentions, qu'il faudrait deviner.
C'est dans ce contexte que les prédictions s'impriment de plus en plus dans le royaume de France. À côté des calendriers et des almanachs au public commun, se multiplient l'édition d'ouvrages avec peu de feuillets et aux petits formats. L'art divinatoire qui émerge s'illustre dans des opuscules dont les titres comportent les termes de "prognostications", de "discours", de "prédictions" ou de "prophéties". Le plus souvent, ces documents s'appuient sur des phénomènes astronomiques (comètes, météores, éclipses, etc.), des calculs astrologiques et, plus marginalement encore, sur des "révélations" religieuses.
Illustration de la page de titre de Pantagrueline – Prognostication certaine, veritable et infalible pour l'an mil D XXXIII, François Rabelais (1532-1540)
Par conséquent, lorsque Johann Stœffler (1452-1531) et Jakob Pflaum annoncent dès 1499 une catastrophe pour l'année 1524, se basant sur seize conjonctions planétaires, l'affaire est prise très au sérieux. Selon différents témoignages, cette prophétie d'un "deluge universel" provoque une véritable panique au sein de la population. À Toulouse, par exemple, le prêtre et professeur en droit canon Blaise Auriol (v. 1470-1540) est si épouvanté qu'il aurait construit une arche à l'imitation de Noé pour s'en prémunir. En Champagne, dans la ville de Troyes, on tente de canaliser "l'effroy" à travers la mise en place de processions. Il s'agit de cérémonies religieuses dans lesquelles tous les corps et communautés urbaines se retrouvent, afin de suivre un parcours qui a pour objectif de rétablir un ordre religieux.
Dans ce cas, Nicolas Pithou ne choisit pas sa cible au hasard. Dès les premiers temps de l'introduction de la Réforme, on observe des actes visant à perturber leur bon fonctionnement : allant de l'injure au refus de se découvrir, en passant par la dénonciation de la gestuelle idolâtre. À partir de 1560, les processions font l'objet de critiques de plus en plus acerbes de la part des protestants. Pithou ne fait donc pas exception en critiquant le principe même de ces manifestations de dévotion catholique. Pour un réformé, l'idée de demander au divin "de destourner et rompre du tout l'effect de ces horribles presages", par l'intermédiaire des prières collectives, n'a strictement aucun sens.
- dans un premier temps, il dénonce des prédictions vagues dans le contenu et par définition impossibles à réfuter. Selon le philosophe Karl Popper, la réfutabilité est un critère de démarcation entre théories scientifiques et pseudo-sciences. Nicolas Pithou s'attache donc à relever l'argument astrologique qui veut que le déluge est certain en raison de "la conjonction grande de Saturne, Juppiter, Mars au signe des Poissons" (signe d'eau). Toutefois, l'annonce est indiscutable : si l'année est a minima plus pluvieuse que la moyenne, l'astrologue sera crédité de cette prédiction, mais si l'année est sèche, il est toujours possible de se justifier et de rationaliser a posteriori. C'est exactement ce qui se produit lorsque l'échec criant de la prophétie fait perdre "tout leur credit" aux "maistres astrologues" et qu'il devient urgent d'expliquer pour ne pas perdre la face.
- dans un second temps, l'auteur met en avant le biais d'autocomplaisance. Ici, Nicolas Pithou refuse l'interprétation proposée de la cause de l'erreur. Dans ce cas, on cherche à détourner l'échec des méthodes de l'astrologie (cause interne) pour l'attribuer à des facteurs externes (dédouanant cette croyance). En occurence, les astrologues forment une explication ad hoc, avec pour objectif de juguler la contradiction en mobilisant l'analyse proposée par l'un d'entre eux : Pasquil. Publié en 1540, soit plus d'une quinzaine d'années après les évènements, son ouvrage vient secourir les prédictions en s'appuyant sur des visions nocturnes. Celui-ci permet de trouver une justification avec l'intervention divine qui, par compassion, aurait permis d'éloigner "ces eaux de dessus la terre", afin de "les conduire ailleurs". Ce point est d'autant plus facile à invoquer que la vision serait issue d'un voyageur, venant de Suisse.
Toutefois, qu'il s'agisse des protestants ou des catholiques, si on trouve des critiques, il est toujours possible de rencontrer des concessions à rang égal. Par exemple, si Jean Calvin (1509-1564) formule l'une des condamnations les plus fermes de la divination en 1549, une trentaine d'années plus tard Jean Bodin (v. 1529-1596) considère qu'il s'agit d'une réaction excessive de sa part. Ainsi, l'association presque mécanique que fait Nicolas Pithou entre astrologie et foi catholique peut, sans doute, être jugée comme trop complaisante envers ses coreligionnaires.
En conclusion, la puissante dénonciation de l'auteur est fondée sur des critiques internes et externes des pratiques astrologiques. Il s'en prend avec force aux dérives de ses contemporains. Toutefois, il n'est pas exempt de contradictions propres et n'est pas totalement à charge. Il laisse notamment passer une occasion lorsqu'il évoque le second incendie de Troyes dans la suite directe de cette partie du texte. Pourtant, celui-ci est également destructeur et est survenu 6 ans après celui de 1524, sans être davantage annoncé
par les astrologues.
Vous l'aurez compris, Nicolas Pithou ne se fait pas aussi ironique et distancié sur l'astrologie que les auteurs d'écrits frondeurs du XVIIe siècle. D'ailleurs, ce n'est pas tant les pronostiqueurs et les charlatans qui semblent lui poser un problème fondamental, mais bien l'idolâtrie des Troyens qui prêtent l'oreille. Ainsi, sa critique de cette pseudo-science est avant tout celle d'un protestant, contraint à l'exil et devenu étranger dans sa ville natale.
Baptiste ETIENNE
Relecture Serge BRET-MOREL, d'Astroscept
BnF, Français 17527, Chronique parisienne
University of Pennsylvania (Philadelphia), Kislak Center for Special Collections, Rare Books and Manuscripts, Codex 0930, Chronique versifiée de Metz, XVIe s., f° 96
Hippolyte Aubert (éd.), Correspondance de Théodore de Bèze, vol. VI, Genève : Librairie Droz, 1970, p. 93
Sabine Citron et Marie-Claude Junod (éd.), Registres de la compagnie des pasteurs de Genève, vol. VI, Genève : Librairie Droz, 1980, p. 215-217
Yves-Marie Bercé (dir.), La science à l'époque moderne, Actes du Colloque de 1996, Association des historiens modernistes des universités, n° 21, 1998
Jean-Patrice Boudet, Entre science et nigromance – Astrologie, divination et magie dans l'Occident médiéval (XIIe-XVe siècle), Paris : Éditions de la Sorbonne, 2006
ID. et Nicolas Weill-Parot, « Être historien des sciences et de la magie médiévales aujourd'hui : apports et limites des sciences sociales », dans Être historien du Moyen Âge au XXIe siècle, Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 2007, p. 199-228
Serge Bret-Morel et Élisabeth Feytit, L'astrologie, ça marche !... trop - Itinéraire d'un astrologue déchu, La Route de La Soie, 2020
Denis Crouzet, « Recherches sur les processions blanches (1583-1584) », Histoire, Économie et Société, n° 4, 1982, p. 511-563
Jean Delumeau et Yves Lequin (dir.), Les Malheurs des temps - Histoire des fléaux et des calamités en France, Paris : Larousse, 1987
Eugène et Emile Haag, La France protestante ou vies des protestants français qui se sont fait un nom dans l'histoire, vol. VIII, Paris : Joël Cherbuliez, libraire-éditeur, 1858, p. 250-251
Anne-Marie Lecoq, « La grande conjonction de 1524 démythifiée pour Louise de Savoie. Un manuscrit de Jean Thénaud à la Bibliothèque nationale de Vienne », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 43, 1981, p. 37-60
Jacques Michel-Bechet, Le critère de démarcation de Karl. R. Popper et son applicabilité, thèse de philosophie, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2013
Emile Namer, « Science et astrologie au début du XVIIe siècle », Raison présente, n° 24, 1972, p. 73-90
Pierre Nevehans, Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés du XVIe siècle au XVIIIe siècle (Angleterre, France, Pays-Bas/Provinces-Unies et Péninsule italienne), Agrégation d'histoire, Université Jean Moulin, Lyon, 2018 (en ligne)
Maxime Préaud, Les astrologues à la fin du Moyen Âge, FeniXX réédition, JC Lattès, 1984
Gaël Rideau, « La construction d'un ordre en marche : les procession à Orléans (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle), Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 137-154
Nicolas Weill-Parot, Les "images astrologiques" au Moyen Âge et à la Renaissance – Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XIIe-XVe siècle), Paris : Champion, 2002
« Or, les astrologueurs[ues], et1 faiseurs
d’ephemeres et presages
avoient publié par leurs livres que, en ceste année mil cinq
cent vingt quatre [en laquelle fut la conjonction grande de Saturne, Juppiter, Mars au signe des Poissons]2, il y auroit de grands deluges et innonda-
tions d’eau et telz qu’on n’avoit oncques3 veu. [Bref, avoient predict le deluge universel]4.
Ce qui apporta5
causa [partout]6 un tel effroy,
non seulement à ceux de Troyes, mays
aussy à plusieurs autres7 que tout le monde trembloit de
peur. Et fit on force processions, afin qu’il pleust à Dieu
de destourner et rompre du tout l’effect de ces horribles
presages, mays
en8 finalement il en alla tout au
rebours,et perdirent [de sorte que]9 ces maistres
prognostiqueurs [perdirent]10 tout leur credit.
Pour ce coup, voyre mesme les plus experimentez de ce temps
là en ceste science, car ceste année
fut seiche au possible,
[il fit la (qui) plus grande
voyre autant ou plus que aucune autre precedente
secheresse qu’on veu oncques, ce qui
causa
(advancea) de tant plus]11
la ruine et desolation de ceste pauvres ville. Car le feu
trouvant les matieres des maisons et edifices plus promptes
et disposées à le recevoire, à cause de ceste grande seicheresse
s’en servoit comme d’allumettes. D’autre part, ces maistres
astrologues,
&12 voyantz deceuz en leurs
predications [leurs predications avoir succedé tout à rebours]13, se
trouveront fort empeschez à
en14 rechercher les causes
de l’evenement contraire. Un seul, Pasquil, les en
esclaroit et delivra de ce doubte [par le livre] [au livre de ses visions]15 par ses visions qu’il
publia quelque temps après. Dieu (dict il) ayant allors
pitié et compassion des humains commanda à Neptune
de destourner ces eaux de dessus la terre et les
conduire ailleurs. Voyant qu’il luy estoit impossible
d’espandre16 tout un si grand amas d’eau où il vouloit,
il en envoya une bonne part dedans le purgatoire
qui porta un si grand eschec et dommage
à ce feu
[au feu d’icelluy]17
que, oncques puis, il n’a point vrayement bruslé,
car la plus grand part en fut esteinte, ce que Pasquil
disoit avoir apprins d’un sien hoste, en un voiage qu’il
fit au pais des Souisses. Aussy, à la verité, les protestans
et Suisses et, surtout, ceux de Zurich s’employerent
ceste année fort et roide à ruiner et abolir de tout
ce feu de purgatoire et s'i comporterent et conduirent
si dextrement18 et magnanimement
que de là en advant
il n’eut aucune force ou vigueur en leurs quartiers
et furent par leur moyen plusieurs estrangers delivrez de la
crainte horrible qu’ils avoient conçeue de longue main19 de
ce feu imaginaire et controuvé20.
Et, par mesme moyen, ceux
de Zurich bannirent le 26 jour du moys de juillet oudict an
1524 et chasserent de leurs terres la Religion Pretendue
Catholique et y restablirent la vraye. »
1 L'auteur note d'abord "or, les astrologueurs et faiseurs d'ephemeres" qu'il corrige, ensuite, par "or, les astrologues, faiseurs d'ephemeres et presages".
2 La précision figure en marge du document.
3 Dans le sens de jamais.
4 La mention est en marge du manuscrit.
5 Le terme est rayé, puis corrigé au début de la ligne suivante.
6 L'ajout est en interligne.
7 La phrase est biffée dans le document original.
8 Le mot est rayé dans le manuscrit.
9 Après avoir biffé, l'auteur effectue une correction en interligne.
10 L'ajout est en interligne.
11 Ici, une phrase entière est rayée et corrigée en interligne.
12 L'esperluette est biffée dans le document original.
13 Après avoir rayé, l'auteur corrige en interligne.
14 Le terme est biffé dans le manuscrit.
15 À la suite de plusieurs tentatives de correction, l'auteur ajoute la mention en marge.
16 Dans le sens de verser une certaine étendue, déverser.
17 Après avoir rayé dans le manuscrit, l'auteur reformule en interligne.
18 Pour droitement.
19 Pour depuis longtemps.
20 Verbe synonyme d'imaginer ou d'inventer.
Plantons le décor de cette découverte hors du commun. En mars 1630, une fouille a lieu dans le village de la Cala, à une vingtaine de kilomètres de Tunis, près des ruines du site d’Utique. Nous sommes alors au cœur du territoire Maure, ce
qui évoque à l’origine les populations berbères d’Afrique du Nord. À partir du VIIIe siècle, le terme désigne par extension les « musulmans » et, plus particulièrement, ceux vivant en Al-Andalus (péninsule Ibérique). Malgré la reconquête
qui s’achève en 1492, on maintient l’usage pour faire référence aux populations du Maghreb durant l’ensemble de l’époque moderne, et ce, jusqu’au XIXe siècle.
Le chercheur à l’origine de l’annonce fabuleuse est Thomas d’Arcos,
né en 1573 à La Ciotat (Provence). Il connaît bien le territoire qu’il explore puisqu’il a été capturé à Tunis et vendu comme esclave en 1628. Libéré deux ans plus tard, converti à l’islam, il reste au Maghreb et entretient de riches correspondances,
d’où est extrait le document que nous étudions aujourd’hui.
À travers cette lettre, on s’aperçoit rapidement que la découverte est de taille ! À partir des quelques fossiles retrouvés, il est possible de considérer qu’il aurait
une « grandeur desmezurée » de près de plus de 18 mètres de haut. Les unités de mesures utilisées sont alors la coudée, correspondant à deux palmes. Cette dernière est ancienne, utilisée par les bâtisseurs de cathédrales du Moyen Âge et encore en
usage dans la marine du XVIIe et du XVIIIe siècle pour la mesure du bois de mâture. Égale à deux palmes, la coudée est aussi une mesure courante depuis l’Antiquité.
Vous pensez à de faux ossements ? Détrompez-vous puisque
la lettre assure qu’il ne faudrait pas croire « que cecy soit fable ». Ainsi, selon l’auteur, rien ne remplace l’expérience humaine : « je vous asseure que je l’ay veu & touché ». Le problème majeur demeure que ces fossiles « sont en partie pourriz
& partie entiers ». Néanmoins, le découvreur espère en conserver une partie qu’il souhaite « garder par curiosité », il est d’ailleurs aisé de les imaginer peuplant le cabinet privé des Aycard. Les membres de cette famille de marchands et de magistrats
de Toulon sont à l’origine de l’expédition de Thomas d’Arcos, à la recherche d’inscriptions antiques. Ils entretiennent une correspondance pour laquelle nous avons conservé des traces de 1630 à 1637.
La preuve essentielle quant à ce géant repose
sur une molaire, ce qu’affirme notre témoin oculaire : « j’ay veu & pesé une de ses dentz, & pese 2 livres & demye, qui sont 40 onces ». Par conséquent, celle-ci ferait plus d’un kilogramme, soit près de 100 fois plus qu’une molaire humaine
moyenne.
"Dessein de la dent, qu'on disoit estre de ce gean apporté de Thunis"
Quelles hypothèses peut-on formuler à l’issue de cette découverte ?
Dans sa lettre, d’Arcos se fait le relais des réflexions de ses proches qui pensent que le géant daterait de « devant le deluge ». Considérant qu’ils « resvent », celui-ci méprise
les mythes des habitants locaux qui osent nommer le géant à partir de « leurs livres antiques ». Et pour cause, nombre de représentations littéraires de l’époque, touchant à l’Afrique, considèrent encore qu’il s’agit d’un territoire peuplé de géants.
Notre archéologue est peut-être également victime des légendes que peuvent véhiculer certains dictionnaires, comme celui de Daniel de Juigné qui considère que ce continent « produit encore aussi quelques monstres d’hommes ». En outre, l’auteur affirme
que les habitants considèrent que cette découverte signifie « que les Chrestiens domineront bien tost la Barbarie ».
Je lui laisse cette dernière interprétation, mais je souhaite maintenant lever le voile sur cette découverte. La taille exceptionnelle
du géant résulte probablement d’une erreur logique. Ainsi, il ne paraît pas surprenant d’obtenir des estimations farfelues, si on attribue des ossements d’un grand ruminant à un géant bipède. De plus, il faut garder à l’esprit trois éléments qui ont
certainement retardés l’identification :
1) Au XVIIe siècle, on dispose de peu de points de comparaison pour les grands animaux du continent africain.
2) Dans ce cas, les fossiles sont en mauvais état de conservation, ce qui peut
laisser libre court à une certaine imagination. Ainsi, en date du 24 juin, une autre lettre d’Arcos assure que « le reste de ses ossements sont touts tombés en poudre ». À noter que la présence d’un cours d’eau qui traverse la zone de fouille a pu
accélérer cette destruction.
3) Dans un monde profondément chrétien, parmi les diverses mentions de géants, la référence aux nephilims de la Bible ne peut être ignorée. Ce peuple surnaturel, souvent traduit par « géants », se rencontre dans le
passage de la Genèse, juste avant le déluge qui est justement cité comme élément de datation.
Dans ce cas, notre chercheur est confronté à divers biais de confirmation. Ainsi, ce biais cognitif vise à privilégier les informations qui corroborent son idée préconçue. Par conséquent, Thomas d’Arcos accorde mécaniquement moins de poids
aux éléments qui jouent en défaveur de son hypothèse initiale.
Pourtant, certains auront reconnus que cette dent appartient manifestement à un herbivore. Il s’agit d’une molaire, probablement d’éléphant, voire de mammouth, qui peuvent peser jusqu’à
2,5 kilogrammes. Contrairement à une idée reçue, ces éléphantidés ne vivaient pas uniquement dans les espaces froids. Ainsi, il existe une variété africaine du Pliocène, dont des fossiles – datant d’environ 4,8 millions d’années – ont été retrouvés
au Tchad, en Libye, au Maroc ou encore en Tunisie. Toujours est-il que cette dent a été comparée à celle de restes d’éléphants après son envoi en métropole. La ressemblance a alors été jugée comme frappante et probante. Et pour cause, dès l’époque,
le correspondant de Thomas d’Arcos est parvenu à déterminer qu’il s’agit bien d’un éléphant de savane, proche de l’éléphant d’Afrique moderne et aujourd’hui éteint, le Loxodonta africanava. Avec cette dent fossilisée de grande taille,
l’option du L. africanava du Pléistocène ne peut être formellement exclue puisque ces conclusions se basent sur des comparaisons établies à partir du croquis ci-dessus.
En l’espace de quelques semaines, la découverte sensationnelle du géant s’est donc dégonflée, au profit d’une hypothèse qui correspond à des éléments connus de la science de l’époque. On comprend sans mal l’emballement du chercheur de 1630 confronté à
des fossiles très dégradés et manifestement nouveaux pour lui. Cette affaire n’est pas sans rappeler celle du prétendu géant du Dauphiné au début du règne de Louis XIII. Pierre Mazuyer, un chirurgien local, exploite la découverte
en 1613 d’ossements de près de 2 mètres de longs qu’il fait passer pour ceux de Theutobochus, un roi teuton qui a été fait prisonnier par le général romain Caius Marius en 102 av. J.-C. L’affaire a tellement fait parler d’elle, que les fossiles sont
présentés à la cour du jeune roi, avant que la supercherie ne soit révélée après 1618...
Baptiste ETIENNE
Sources :
- BnF, Dupuy 488, Mélanges historiques, f° 170 et 171
- D. de Juigné Broissinière, Dictionnaire théologique, historique, poétique, cosmographique et chronologique, 6e édition, Lyon : P. André, 1658
- A. L. Millin, Magasin encyclopédique ou journal des sciences, des lettres et des arts, vol. 5, Paris : Imprimerie de Delance, 1806
Références :
- P. Barthélémy, « Teutobochus, le géant qui n'en était pas un », dans Le Monde, "Passeur de sciences", le 12 janvier 2013
- R. Goulbourne, « Comédie et altérité : l'Afrique et les Africains dans le théâtre comique du XVIIe siècle », dans L'Afrique au XVIIe siècle : Mythes et réalités, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 2003, p. 293-308
- M. Kölbl-Ebert (dir.), Geology and Religion - A History of Harmony and Hostility, n° 310, Londres : The Geological Society, 2009
- C. Lemardelé, « Une gigantomachie dans la Genèse ? Géants et héros dans les textes bibliques compilés », Varia, Revue de l'histoire des religions, 2010, p. 155-174
- F. Mora, « Le mythe des géants et la "renaissance" du XIIe siècle », dans La mythologie de l'antiquité à la modernité, Rennes : PUR, 2009, p. 143-155
- M. Patou-Mathis, Histoires de mammouth, Librairie Arthème Fayard, 2015
- L.V. Thomas, « Temps, Mythe et Histoire en Afrique de l'Ouest », Présence Africaine, n° XXXIX, vol. 4, 1961, p. 12-58
- J. Tolbert, « Ambiguity and Conversion in the Correspondence of Nicolas-Claude Fabri de Peiresc and Thomas d'Arcos (1630-1637) », Journal of Early Modern History, n° 13, 2009